Le génocide des Arméniens : de l’extermination au négationnisme de l’État Turc

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Le mont Ararat à la frontière entre l’Arménie et la Turquie / Source : Wikipédia.com

Le 3 décembre 2015, la députée LR (Les Républicains) Valérie Boyer prend l’initiative d’une nouvelle proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide des Arméniens. Celle-ci s’inscrit dans la continuité de plusieurs lois reboutées à différents niveaux du processus législatif ces dernières années, la dernière ayant été censurée par le Conseil Constitutionnel en 2012. La députée joue ici une carte destinée à placer le Gouvernement dans une position difficile en cette période tendue où les relations avec la Turquie d’Erdoğan constituent un élément décisif de la stratégie Française en Syrie. L’exécutif est d’autant plus mal à l’aise face à cette proposition qu’elle reprend une des promesses électorales du candidat Hollande durant la campagne présidentielle de 2012. Le Conseil de Coordination des Associations arméniennes de France (CCAF) s’est félicité dans un communiqué de presse de la démarche et souhaite, bien entendu qu’elle aboutisse. La proposition de loi, accueillie favorablement par l’ensemble des groupes parlementaires, a été renvoyée en commission pour un traitement ultérieur.

L’année 2015 étant celle du centenaire du génocide, elle a été ponctuée de nombreuses manifestations dans l’espace public français. Beaucoup d’élus de la République y ont pris part et ce débat parlementaire doit également être lu, au-delà de la conjoncture politique, comme s’inscrivant complètement dans ce processus mémoriel fort entamé depuis plusieurs années. A cette occasion, nous nous proposons de revenir sur le processus historique de reconnaissance du génocide des Arméniens par la République Française et les différents enjeux politiques liés. Cela prendra la forme d’une série d’articles tentant d’analyser les nombreux ressorts d’une question centenaire plus que jamais d’actualité.

Dans cette première partie, il s’agira de revenir brièvement sur un rappel historique des faits et de leurs imbrications directes dans la construction des rapports de forces géopolitiques de la région. Nous essaierons de montrer en quoi les dynamiques génocidaires, puis négationnistes ne sont pas le fruit d’une conjoncture particulière, celle de la guerre de 14-18, mais bien davantage le résultat d’un processus plus complexe, qu’il faut appréhender sur la longue durée.

Le génocide des Arméniens

Les événements que l’on regroupe généralement sous l’appellation de « génocide des Arméniens ont eu lieu entre 1915 et 1916 dans le Nord-Est d’un Empire Ottoman vieillissant. En l’espace d’un an, une population entière est exterminée. Les deux tiers des Arméniens de Turquie, soit près d’un million et demi de personnes disparaissent. Les autorités sous les ordres du Gouvernement Jeunes-Turcs agissent méthodiquement. Assassinant très rapidement les notables et les élites de la communauté dans une ville, ils forcent ensuite les autres Arméniens à la déportation vers la Syrie puis l’Irak, jetant sur les routes des centaines de milliers de personnes dans de grandes « marches de la mort ». Au long de ce voyage, des forces auxiliaires aux forces turques, recrutées parmi les populations locales (Kurdes notamment), sont laissées libres d’attaquer les convois. Les exactions sont nombreuses : pillages, meurtres, viols ou enlèvements des jeunes filles pour les réduire en esclavage. Abandonnés, sans vivre ni ressource, dans le désert en plein été, les plus faibles périssent rapidement. Peu atteignent les destinations initialement prévues, que ce soit Alep ou Mossoul. Les gendarmes turcs finissent généralement leur macabre besogne en égorgeant les survivants. Les témoignages des massacres sont saisissants et on atteint un niveau d’horreur rarement égalé, laissant difficilement de marbre. Les tortures les plus sophistiquées sont déployées pour faire avouer à certains Arméniens l’existence d’un prétendu mouvement de rébellion et les mises à mort collectives se font par diverses méthodes dont l’exécution par balle est sûrement la moins barbare, mais aussi la plus rare. Les enfants et les femmes enceintes sont particulièrement visés car c’est bel et bien l’extermination d’une population dans son ensemble qui est visée. Le viol est systématiquement utilisé en tant qu’arme de destruction à part entière. Les récits des témoins décrivent tous des scènes d’horreur auxquelles il est parfois difficile de se confronter. Ces témoignages, moins relayés que ceux de la Shoah ou même du génocide des Tutsis, n’atteignent pas moins la quintessence de l’horreur :

« Là, on nous mena dans la montagne et on sépara les hommes des femmes. Les femmes étaient à environ dix mètres des hommes et purent voir de leurs propres yeux ce qui leur arrivait. On les as tués à coup de hache et on les a poussé dans l’eau. Seuls les hommes ont péri de cette manière. Lorsqu’il commença à faire un peu sombre, les gendarmes vinrent choisir et prendre les plus belles femmes et jeunes filles pour en faire leur femme. Un gendarme s’approcha aussi de moi et voulu me prendre pour femme. Celles qui ne cédaient pas furent transpercées à coup de baïonnettes et eurent le corps déchiré par traction sur les jambes. Même des femmes enceintes eurent les côtes tranchées, les enfants arrachés du ventre et jetés. (Le témoin lève la main) Je le jure. Mon frère aussi eut la tête tranchée. Lorsque ma mère vit cela, elle s’écroula et mourut sur le coup. Alors un Turc s’approcha de moi pour faire de moi sa femme, mais comme je ne consentis pas, il prit mon enfant et le jeta » Extrait de la déposition de Mme Terzibachian d’Erzeroum lors du procès Tehlirian[1].

Genèse d’un processus génocidaire

Le processus génocidaire n’est pas advenu ex-nihilo. Depuis plusieurs décennies, la population Arménienne, et plus largement chrétienne était victimes d’exactions. L’événement politique le plus marquant est sans aucun doute celui des « massacres hamidiens » entre 1894 et 1896. Ce sont près de 250,000 Arméniens qui furent exécutés par les troupes du Sultan Abdülhamid II. Le fort retentissement qu’ont eu ces événements en Europe, et notamment en France, constitue un premier élément de compréhension de la relation qui s’est tissée entre le peuple Arménien et l’État Français à cette période. Jean Jaurès était à ce moment, un des principaux défenseurs des Arméniens, au nom d’une humanité commune. Il se positionne contre une partie du mouvement socialiste qui ne voyait pas d’un bon œil de se ranger aux côtés de députés catholiques et radicaux préoccupés également du sort de ces populations (comme Denys Cochin, Albert de Mun et Gustave-Adolphe Hubbard). Le grand orateur socialiste prononce un discours inattendu à la tribune de l’Assemblée Nationale le 3 novembre 1896. Repris par la presse, le retentissement dans l’espace public français n’est pas négligeable. Pour l’historien Français de référence sur le génocide arménien qu’est Raymond Kévorkian, ce discours d’une heure et demie ne marque pas moins que « les véritables débuts du mouvement arménophile en France ». Aucune réelle mesure n’est cependant prise pour empêcher que de tels massacres se reproduisent.

C’est d’ailleurs le cas, dans une moindre ampleur dans les années 1900. Ces différents massacres ont clairement préparé l’Empire Ottoman au génocide qui allait se dérouler quelques années plus tard. Par ailleurs, si la période intense d’extermination est assez courte, le processus génocidaire s’est perpétué sur plusieurs années, jusque dans les années 1920 dans certains cas. Dans les milieux arméniens, il est généralement considéré que le génocide a duré une décennie. Lors des commémorations du centenaire à Décines, ville de l’Est Lyonnais où la présence arménienne a été et est encore très dense, ce sont dix colombes qui ont été lâchées, « une pour chaque année du génocide ».

L’inaction des puissances Occidentales face au génocide

Durant la guerre, l’attitude des États Occidentaux par rapports au processus génocidaire est assez ambiguë alors même que l’Empire Ottoman se range aux côtés des Allemands contre la France et la Grande-Bretagne. Les archives montrent clairement que les gouvernements des différents protagonistes, dans les deux camps, ont été informés très tôt du déroulement des opérations d’extermination. Très peu de soutien a été apporté aux populations arméniennes. On ne relèvera côté français, tout au plus qu’une unique expédition de la Marine Française pour sauver quelques rescapés de la ville de Musa Dagh en septembre 1915, un des rares lieux de résistance armée au génocide. Finalement, les initiatives sont bien plus individuelles qu’étatiques, quelques « justes » ayant pris un certain nombre de risques pour s’opposer à la mécanique d’extermination. Il s’agit essentiellement de membres de missions américaines ou allemandes, de diplomates ou d’enseignants des lycées français ou américains.

Toutefois, il ne faut pas négliger non plus le rôle qu’ont pu jouer dans l’organisation du génocide certains officiers allemands présents sur place pour encadrer l’armée ottomane. L’Empire de Prusse s’était d’ailleurs déjà rendu responsable de ce qui est considéré comme le premier génocide du Vingtième siècle, celui des Héréros et des Namas en 1904 dans les colonies africaines. Les conséquences et l’expérience qui résultent du génocide des Arméniens sur la mise en place de l’extermination des Juifs d’Europe par les Nazis restent encore en grande partie à déterminer, mais de nombreux liens ont déjà été pointés par certains historiens. On prête d’ailleurs souvent à Hitler, bien que non-attestée, une phrase qu’il aurait prononcé lors d’un discours devant des dignitaires du Troisième Reich : « Qui se souvient encore du massacre Arméniens ? ».

Du kemalisme au négationnisme d’État

À la suite du premier conflit mondial, le démantèlement de l’Empire Ottoman s’est vu concrétisé par la ratification du Traité de Sèvre. Une République Indépendante d’Arménie, bien qu’éphémère, a même vu le jour avant d’être absorbée par l’URSS quelques années plus tard. Quelques responsables des massacres ont été jugés, le plus souvent par contumace, sous le nouveau gouvernement de transition avant la prise de pouvoir de Mustafa Kemal en 1922. Le kémalisme s’est construit précisément sur le refus du traité de Sèvre, et bien que la doctrine se désolidarise clairement de l’ancien régime dans un premier temps, le nouveau pouvoir reprend à son compte une certaine idée du « panturquisme » et tombe rapidement dans le déni par rapport au génocide des Arméniens. Cette idéologie portée par le Gouvernement Jeunes-Turcs qui a orchestré les massacres peut être appréhendée comme une des clefs de compréhension de la logique génocidaire. Les tenants de cette ligne aspirent à la création d’une grande aire géographique peuplée de turcophone, allant de l’Anatolie à l’Ouest de la Chine. Ces régions étant très cosmopolites, il s’agit dans un premier temps d’homogénéiser les populations en commençant par la Turquie. Cette uniformisation s’est tout d’abord axée sur la religion autour de l’idée « un État – une Religion », en l’occurrence l’Islam Sunnite. Le génocide des Arméniens s’est d’ailleurs accompagné d’un exode massif des populations grecques de la côte occidentale de la Turquie, du siège du mont Liban (où la population était à 80% chrétienne) et de l’extermination d’une grande partie des Assyro-chaaldéens et des Chrétiens syriaques. Par la suite, les populations alévies du Dersim (centre de la Turquie), qui avaient sauvés beaucoup d’Arméniens pendant le génocide, ont fait les frais de cette politique dans les années 1930 en subissant les bombardements de l’aviation turque. Ce qu’il faut noter c’est que nous sommes face à une volonté de destruction totale d’une culture et d’une civilisation qui, idéologiquement, prend même parfois le pas sur l’extermination des individus. C’est méthodiquement que les traces de la présence arménienne dans l’Est de l’Anatolie ont été saccagées, notamment les monastères et autres églises millénaires. En revanche, de nombreux enfants ont été islamisés et élevés dans des orphelinats afin d’en faire des parfaits citoyens turcs. Beaucoup de très jeunes filles ont également été mariées de force durant cette période et aujourd’hui, un nombre toujours croissant de Turcs se découvrent une ascendance arménienne par leur grand-mère ou leur arrière-grand-mère.

L’idéologie du panturquisme est donc l’élément principal expliquant l’apparition du négationnisme qui petit à petit s’est renforcé en s’inscrivant dans les structures même de l’État. Une version officielle des événements a été construite par l’appareil d’État pendant un siècle et la remettre en question entraîne de fortes représailles. On pense aux exemples les plus récents de Pinar Selek (exilée en France après avoir été emprisonnée et torturée) et Hrant Dink (journaliste d’origine arménienne assassiné en 2007). Bien que les lignes bougent dans les grandes villes, le sujet demeure un véritable tabou dans la société turque, y compris dans une grande part de l’opposition de gauche et d’extrême-gauche. La jeunesse cosmopolite d’Istanbul, ouverte sur l’Europe, s’ouvre peu à peu à la question de la reconnaissance du génocide et on voit des initiatives culturelles impensables jusqu’alors voir le jour.

Pendant un temps, l’arrivée de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) au pouvoir, a été source d’espoir et l’illusion d’une ouverture de la société turque a été entretenue pendant des années. Mais depuis l’escalade en Syrie, le Premier Ministre Erdoğan a décidé de s’inscrire complètement dans la continuité de ses prédécesseurs en réprimant durement toute opposition. Plus globalement, on peut lire la politique vis à vis de la minorité Kurde comme élément à part entière du processus global de « turcification » de l’espace nationale de la Turquie.

L’actualité de la question arménienne au Proche-Orient

Aujourd’hui, les populations chrétiennes d’Irak et de Syrie, dont beaucoup de descendants de rescapés du génocide, sont contraintes de nouveau à la fuite voire l’exil face à Daesh. La position plus qu’ambiguë d’Erdoğan vis-à-vis du groupe terroriste fait dire à certaines personnalités de la communauté arménienne qu’il « leur laisse finir le travail ». L’enclave arménienne de Kessab, unique espace de la région ayant échappé au génocide en 1915, au Nord-Ouest de la Syrie a par exemple été victime d’un attaque meurtrière de la part de groupes djihadistes liés à Al-Quaïda (Jabhat Al Nusra et Ahrar Al Sham) ayant traversés la frontière turque le 21 mars 2014. Les organisations arméniennes de France ont alors interpellé immédiatement le Président Hollande.

La question arménienne apparaît donc comme étant toujours, cent ans après le génocide, un des nombreux éléments constitutifs de la grille de lecture permettant d’analyser la situation explosive de la région ainsi que la posture de la France vis-à-vis des différents acteurs en présence. Cette brève contextualisation socio-historique nous permettra d’aborder dans un prochain article le sujet de la reconnaissance du génocide des Arméniens sur fond d’enjeux géopolitiques forts.

Hugo Nadin

——Notes de bas de page ——

[1]   Asso A., Le cantique des larmes. Arménie, 1915. Paroles de rescapés du génocide, La table ronde, Paris, 2005., p. 178.

——Éléments bibliographiques ——

  • Asso A., Le cantique des larmes. Arménie, 1915. Paroles de rescapés du génocide, La table ronde, Paris, 2005
  • Duclert V., La France face au génocide des Arméniens, Fayard, Paris, 2015
  • Dadrian Vahakn N., Niess A., « L’État, le parti et les parlementaires turcs face au génocide arménien (1908-1916) », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2/ 2008 (n° 10), pp. 63-74
  • Jaurès J., Il faut sauver les Arméniens, Mille et une nuits, Paris, 2015
  • Smith R.W., Markusen E., Lifton R.J., « Professional Ethics and the Denial of Armenian Genocide », Holocaust and Genocide studies, Vol. 9, n°1, Spring 1995, pp. 1-22
  • Tevosyan H., « Chapitre 10 : Les pratiques de sauvetage dans le génocide Arménien », in Andrieu C., Gensburger S. et Sémelin J. (dir.), La résistance aux génocides, de la pluralité des actes de sauvetage, Presses de SciencesPo, Paris, 2013, pp.185-204

——Conseils de lecture pour approfondir——

  • Çetin F., Le livre de ma grand-mère, Editions de l’Aube, 2006
  • Minassian G., Arméniens, le temps de la délivrance, CNRS Editions, Paris, 2015
  • Selek P. Parce qu’ils sont Arméniens, Liana Levi, Paris, 2015
  • Yacoub J., Qui s’en souviendra, 1915 : le génocide assyro-chaldeo-syriaque, Le Cerf, Lyon, 2014

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