Depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est entrée dans une nouvelle ère d’incertitude et de défaillance. Une guerre civile déchire ce pays depuis sept ans maintenant, et menace la pérennité de l’existence de la Libye en tant qu’État souverain. Cette situation alarmante et préoccupante met en danger la stabilité et la sécurité internationale, non seulement au Maghreb, mais aussi en Méditerranée et en Afrique subsaharienne.
Nous pouvons déceler des facteurs exogènes et des facteurs endogènes au conflit en Libye. Mais à notre sens, il nous semble que ce sont surtout ces raisons internes, inhérentes à la société libyenne qui représente son plus important fléau, c’est à dire, la problématique tribale. Car c’est à travers la tribu que le mal guet la Libye actuelle.
En effet, les forces tribales et religieuses se positionnent dans le microcosme politique Libyenne comme seule alternative à la chute du régime de Mouammar Kadhafi. Elles se concurrencent pour trouver une place prééminente afin d’être présentes dans toute solution future. Le poids des tribus et des milices religieuses viennent du soutien des acteurs étrangers tel que, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie, la Turquie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et le Qatar ; chacun d’eux apportant de l’aide à un groupe ou tribu pour influencer les décideurs locaux et par la suite, alimentent la continuité du conflit.
Cette situation est chaotique.
Ainsi, on peut affirmer et sans tomber dans aucun déterminisme vulgaire, que c’est en raison de l’organisation tribale disperse et diffuse que la Libye est en situation de danger cyclique. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer le poids du facteur religieux comme moyen de chantage utilisé par les groupes et milices islamistes afin de convaincre les foules en terme idéologique. L’association de ces deux facteurs (tribu et religion) empêche la construction future d’un État libyen moderne.
Par conséquent, la question qui se pose aujourd’hui est la suivante : comment la société libyenne peut-elle être amenée à allier les principes et préceptes de l’État moderne avec un système d’organisation sociale à connotation traditionnelle (puisque la tribu est considérée comme l’édifice central autour duquel se soude l’ensemble des composantes de la société libyenne) ?
La tribu est l’ossature du fondement du pouvoir en Libye
Il faut de prime abord signaler que la majorité des tribus en Libye, comme l’ensemble de celles issues des pays maghrébins, se présentent comme une Tribu arabe. L’islamisation de ces pays, prolongement de la conquête Arabo Musulmanne des pays du Nord de l’Afrique, s’est trouvée renforcée par la poursuite d’un projet commun : la conquête de l’Espagne. L’âge d’or de l’islam en Andalousie est ainsi cité comme référence par les tribus et par les groupes islamistes.
Aussi, le facteur religieux est intrinsèque dans la pratique et la pensée tribale libyenne. Une tribu se présentant comme tribu arabe aura plus de chance d’exercer une certaine influence, car son appartenance aux origines arabes représente en quelque sorte un capital symbolique (au sens donné par Pierre Bourdieu[1]).
Pour autant, après des siècles de guerres fratricides, d’esclavagisme, d’exploitation économique, ou de domination et d’affrontement, la tribu est petit à petit devenue un outil aux mains de son leader, le cheikh.
La période coloniale a été marquée par un renforcement de cadre tribale. En effet, après une régence de l’Empire ottoman, c’est l’Italie qui colonisera la Libye en 1911. La période italienne se marque par une soumission totale des tribus. L’Italie va introduire le capitalisme sur le territoire libyen, pour créer un besoin continu d’assistance des Tribus auprès des autorités d’occupation et une politique du « laisser-faire », tout en bloquant le développement de la société libyenne.
Dans ce climat va naître l’État post colonial libyen sur les cendres de la « tribu ». En effet, sous le règne de la zouia sanousiya de 1951 à 1969, le roi Idris se focalise sur la tribu comme seul moyen pour chasser le colonialisme en premier lieu, et ensuite pour renfoncer son pouvoir monarchique, en octroyant aux plus grandes d’entres elles comme la Warfallah plus de bénéfice économique.
Mais c’est avec le régime de Kadhafi de 1969 à 2011, que la tribu retrouve sa place d’antan. En effet, Kadhafi en se mariant avec une femme issue de la tribu Warfallah, cherchera à sauvegarder ses intérêts politiques et dictatoriaux au sein de la société libyenne..
Mais l’embargo décrété par les pays occidentaux aux conséquences néfastes sur la population libyenne, va peut à peut déliter l’emprise du pouvoir du cheikh sur la société libyenne. L’institution des Commandements Populaires et Sociaux (CPS) adopte, en 1994, un code de l’honneur aux termes duquel les chefs s’engagent à garantir la loyauté des membres de leurs tribus au régime de Kadhafi. Il s’agit là de l’illustration la plus éclatante du jeu entre État et Tribu[2].
Bien que les nouvelles générations refusent de se plier aux règles d’une société fortement structurée et ancrée dans des valeurs archaïques[3], la Libye reste fidèle à son modèle sociétal et d’organisation sociale : la tribu. L’urbanisation galopante et la démographie ascendante de la population libyenne n’ont eu aucun effet sur la structure tribale. La majorité des Libyens parlent toujours « d’appartenance tribale » et parfois, le minimisant, évoque une appartenance régionale. De même, la mondialisation de l’économie qui affecte les biens et les hommes n’a aucun effet sur l’organisation tribale.
En effet, la Libye est forte de sa composition multi-tribale bien qu’on s’attache généralement à citer les plus influentes puisqu’elles se partagent le pouvoir anarchique dans la Libye post Kadhafi. On nomme ainsi les tribus de Warfallah, de Qadhadfa, de Zinten, d’Al-Abaidat, d’Al-Awaqir, de Zuwara, d’Awlad Suleiman, de Magariha, les Touaregs, et les Toubous.
Cette cartographie tribale va contribuer à « obstruer la transition de la société vers le stade de la modernité »[4]. Une situation chaotique à laquelle se confrontent l’ONU et ses composantes, et qui les dépasse.
Les contraintes qui pèsent sur la mission onusienne en Libye
Depuis l’intervention de l’OTAN en 2011 (du 19 mars au 31 octobre) l’ONU se trouve confrontée à une situation d’insécurité totale en Libye, en cause un conflit civil qui la dépasse. C’est en partie en raison d’une sous-estimation de sa réalité tribale et sociale de la Libye, qui explique cette impasse .
En effet, avec la naissance de la mission d’appui des Nations unies pour la Libye (UNSMIL[5]) le 16 septembre 2011, la Libye entre dans une phase de recherche d’une solution pacifique autour de laquelle l’ensemble de la société libyenne trouve refuge pour installer un État de droit.
Toutefois, 6 ans après, l’expérience onusienne est un échec. Ni le secrétaire général que l’ONU avait nommé le 11 septembre 2011, Ian Martin, ni son successeur, Tarek Mitri (nommé le 17 octobre 2012), n’ont réussi à établir une paix durable en Libye.
Dans la même logique, Bernardino León ayant pris ses fonctions le 1er septembre 2014 comme médiateur de l’ONU échouera à mettre en place un gouvernement d’union nationale ; une situation le poussant à démissionner. Pire encore, sa crédibilité sera mise à mal par des révélations du journal britannique The Guardian dévoilant ses relations suspectes avec les Émirats arabes unis[6].
C’est son successeur Martin Koblere qui aura le mérite de rassembler les belligérants du conflit libyen autour d’une seule table à Skhirat. Mais, la guerre civile ayant raison de la mission onusienne, le secrétaire général de l’ONU António Guterres, annoncera en septembre 2017 la nomination du politologue libanais Ghassan Salamé comme son représentant spécial à la tête de l’UNSMIL.
Chacune des personnalités envoyées par l’ONU ont adopté des approches différentes à l’image des acteurs qui interviennent dans le conflit libyen. Mais le processus onusien se cherche encore, puisqu’une nouvelle fois sur le terrain c’est la tribu en tant qu’acteur principal qui dicte sa loi.
Depuis juin 2014, la Libye se retrouve avec deux parlements, deux Premiers ministres et deux gouvernements. Cette situation de double-pouvoir justifie à elle-seule les changements successifs des envoyés spéciaux onusiens, qui sont à chaque fois à la merci et à la solde des intervenants dans ce conflit.
Ainsi on trouve à Tripoli un gouvernement de salut national à la place de l’ancien CNG soutenu par l’ensemble de la communauté internationale. À Tobrouk on trouve un autre gouvernement avec un homme fort le General Hafter soutenu par l’Égypte, la Russie et les Émirats arabes unis. Et à cela, s’ajoute une troisième force à connotation islamiste soutenue par la Turquie et le Qatar (à savoir la brigade du 17 février et le GICL – Groupe islamique de combat Libyen). Sans oublier l’existence de deux banques centrales qui émettent chacun leurs propres billets. Celle de Tripoli est alimentée par la Grande-Bretagne, alors que celle de Benghazi est sous le contrôle de la Russie.
De cette situation chaotique émergèrent d’autres Tribus qui ont été marginalisées depuis des années par le régime dictatorial de Khadafi : la Tribu Toubous et les Touaregs qui s’intéressent notamment à la gestion du sud de la Libye et qui vont attirer l‘attention des autorités et des chancelleries occidentales (notamment l’Italie) sur les trafics qui ont lieu aux confins sud-libyens avec le Tchad, le Niger et l’Algérie et les menaces pour la sécurité au sud et au nord de la méditerranée qu’ils représentent.
Ainsi, le drame des immigrés, le trafic d’armes, et l’esclavagisme poussent le gouvernement de Tripoli et le Gouvernement italien à signer un accord de paix entre les tribus du territoire du Fezzan[7] pour assurer le contrôle des côtes libyennes et celui du sud du pays tout le long de 5 000 kilomètres à la frontière avec le Tchad[8], l’Algérie et le Nigeria.
La fin du conflit qui oppose les tribus Toubou et Suleiman marque un tournant sur le front de la lutte contre l’immigration tant pour l’Italie que pour les autres pays européens. En ce sens le ministre italien de l’Intérieur Marco Minniti avait affirmé au journal La Stampa que « sécuriser la frontière au sud de la Libye signifie sécuriser la frontière au sud de l’Europe« [9].
Les principaux protagonistes étaient les dirigeants d’Awlad Suleiman et de Toubou, et les dirigeants touaregs. Dans ces discussions ce sont le sultan Zilawi Minah Salah pour les Toubou, le général Senoussi Omar Massaoud pour ouled Suleiman et, le cheikh Abu Bakr Al Faqwi pour les Touaregs qui interviennent pour la réconciliation entre les Toubou et les Suleiman qui permettra aux deux tribus d’unir leurs forces pour lutter contre le crime, le terrorisme et le djihadisme et contre la pratique d’esclavagisme[10].
L’intervention italienne devant l’Assemblée générale des Nations unies, le 29 septembre 2017, menée par le Premier ministre italien Matteo Renzi appuie cette démarche : «Rome sera prêt à assumer un rôle guide pour la stabilisation de la Libye si le nouveau gouvernement libyen nous le demande».
Aussi apparaît que l’Italie s’engage dans une démarche unilatérale sans l’avale onusien. C’est le cas également pour l’Égypte et les Émirats Arabes unis qui appuient le général Hafter avec leurs aviations militaires, du Qatar et de la Turquie qui approvisionnent les milices islamiques en armes, etc.
Une conciliation à court terme en Libye est une première étape. Cependant un accord entre ces acteurs étrangers est d’urgence primordiale pour trouver une solution finale au drame libyen. C’est pour cela que nous pensons qu’un régime de tutelle est une solution adéquate pour construire un État de droit[11] qui transcende les clivages ethniques, tribaux, régionaux, culturels et religieux en Libye. Ainsi un État libyen sous mandat[12] international est la solution adéquate pour concrétiser cet objectif.
Pour un État sous tutelle
Depuis sa création, l’ONU a été régulièrement impliquée dans des opérations de réforme des structures étatiques, dans le cadre de la décolonisation.
L’enjeu est de taille, mais pour une telle situation, il faut s’appuyer sur les conduites passées de l’ONU pour comprendre comment elle a pu affronter de telles crises. Appliqué à la Libye, il faudra respecter la légalité et la souveraineté du pays en termes de droit international.
Nous pouvons nous inspirer des modèles déjà pratiqués au Kosovo et au Timor oriental pour parler d’histoire récente. Plusieurs territoires ont été placés sous tutelle ayant atteint la pleine autonomie ou ont accédé à l’indépendance comme le Togo, la Somalie, le Cameroun, et la Nouvelle-Guinée.
L’urgence d’un nouveau contrat social s’impose. En effet, un État faible et défaillant constitue une menace pour la paix et la sécurité mondiale, l’exemple du Somalie est évocateur en ce sens. En effet, la fonction la plus fondamentale de l’État est d’assurer la sécurité et de maintenir le contrôle sur son territoire, pour freiner les groupes terroristes et autres groupes criminels qui profitent souvent des incapacités d’un gouvernement pour faire proliférer leurs trafics.
C’est l’État qui joue un rôle central dans la satisfaction des besoins fondamentaux de son peuple, bien sûr en assurant l’éducation, la santé pour produire un environnement propice à la croissance économique, en protégeant les droits et les libertés fondamentales. Toutefois, une absence de légitimité augmente les opportunités de développer la corruption et la violence. Et lorsqu’un État ne parvient pas à répondre à ces besoins, les populations seront plus vulnérables à la pauvreté, aux problématiques de santé, aux crises humanitaires et aux bouleversements politiques. L’existence d’un État fort qui a le monopole de la violence légitime au sens Wébérien est toujours préférable à une concurrence entre Tribus, clans, gangs ou ethnies.
Pour réaliser cet objectif, la Libye dispose, sur son territoire, d’un pétrole de qualité, peu coûteux à extraire et proche des centres de consommation. La Libye occupe la neuvième place comme pays producteur de pétrole au sein de l’OPEP, et à ce titre, s’agissant de la plus grande réserve de pétrole en Afrique, ceci explique l’intérêt de nombreux pays étrangers pour construire la future Libye.
Si le caractère tribal et religieux est un facteur de déstabilisation des groupes sociaux dans la Libye actuelle, il semble que seule une alternative vers la laïcité avec un régime de tutelle onusien sera la seule solution viable pour déclencher une phase de transition dans le but d’édifier un État moderne et un État de droit.
— Notes de bas de page —
[1] Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994.
[2] Ali Bensaad, « Changement social et contestations en Libye », dossier « La Libye révolutionnaire », politique africaine, (n°125), Janvier 2012, pp. 5-22.
[3] Cristiano Tinazzi, « Tribalisme, politique, guerre », Outre-Terre, (N° 29), 2011/3, pp. 263-268.
[4] Cécile Hennion, « Dans l’euphorie de la révolution, les blessures libyennes ont été sous-estimées », Le Monde, 20 Février 2016.
[5] UNSMIL : The United Nations Support Mission in Libya
[6] Randeep Rames, UN Libya envoy accepts 1000 pounds-a-day job from backer of one side in civil war, The Guardian, Wednesday 4 November 2015
[7] Accord fezzan : Le pacte entre les tribus Toubou et Suleiman s’est déroulé en présence du Premier ministre libyen et touareg Ahmed Maitig, sous la supervision du ministre Italien de l’intérieur Marco Minniti le 2017.
[8] Les Toubous est une tribu pratiquant le pastoralisme et le nomadisme dans le Sahara oriental et se trouve partagée entre le nord du Tchad, le sud de Libye et le nord-est du Niger.
[9] Grazia Longo, In niger e ciad centri di accoglienza per i migranti, la Stampa, 22 mai 2017
[10] Pour plus de détails sur cette pratique voir le livre intéressant de John Wright, The trans-Saharan slave trade, New York, Routledge, 2007.
[11] Commission européenne pour la démocratie par le droit (commission de venise) liste des critères de l’état de droit Adoptée par la Commission de Venise à sa 106e session plénière (Venise, 11-12 mars 2016).
[12] Système de mandat : Un mandat de la Société des Nations était un territoire établi par l’article 22 du Pacte de la SDN, le 28 JUIN 1919. Ces territoires étaient avant la Première guerre mondiale soit des colonies allemandes, soit des possessions de l’empire Ottoman. Les mandats furent confiés à certaines puissances coloniales victorieuses, le Royaume Uni, la France, la Belgique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle Zélande.