Alep ne meurt pas sous les bombes, non. Ce sont ses habitants qui attendent la mort. Des civils innocents pris en étaux entre des forces loyalistes du régime de Bachar El-Assad, entre les combattants de Daesh sans loi, entre les bombes russes qui percent l’air et s’écrasent dans de grandes déflagrations, entre le feu des canons terroristes qui tirent à vue, entre l’éboulement d’immeubles qui s’effondrent sans prévenir… Voici l’horreur que nous ne vivons pas, mais que d’autres êtres humains en tous points semblables à nous, connaissent. Des femmes, des hommes, des enfants, des familles.
Ci et là gisent leurs corps. De la chair et du sang. C’est la boucherie héroïque qui défile devant nos yeux.
Il s’agit d’une purge à Alep. Nous regardons ces images, lisons les témoignages, relayons ce que nous comprenons, parfois ce que nous ne comprenons pas.
Lorsque le combat sera fini, dans 10 ans peut être, nous appellerons au grand massacre, à la réparation. Entre temps, une génération aura été décimée.
J’ai en mémoire ce qui a forgé notre pacte social. J’ai en mémoire les institutions que nous avons érigées pour nous prémunir de nouvelle guerre. Des murs que nous avons levés pour cacher à notre vue les exactions qui ont court dans des villages éloignés. Ces peuples cherchent de la liberté. Ce que nous avons. Ce que nous nous refusons de leur donner.
Plus jamais ça, on disait. Plus jamais ça.
Me reviennent alors les récits de la Grande guerre, des années qui l’ont suivi, de la barbarie des combats, de l’injustice qui flotte au-dessus des esprits.
Alep, je me rappelle de ton histoire. Elle est commune à toutes les guerres. Elle a ça de similaire que dans sa continuité, l’homme n’apprend rien. Rhedi à Usbek écrivait : « Tu m’as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare; mais je ne sais si l’utilité que l’on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l’on en fait tous les jours. (…) Je tremble toujours qu’on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières. »[1] Que c’est loin.
Qu’il est loin ce temps de l’insouciance, ce temps de l’enfance. Quand la réalité te frappe aux yeux.
Que pour un monde libre, un monde plus juste pour toi, les autres doivent crever la gueule ouverte, les yeux vides vers le ciel. Quand le dernier espoir s’en va et avec lui le souffle qui fait vivre.
Que de notre lâcheté, notre absence de réaction, naissent des folies humaines. Toi, saches-le, là-bas on extermine des siècles d’histoire inscrits dans nos gènes.
C’est l’autre qui trinque, ce n’est pas toi. Il y a deux ans on avait encore le choix de tendre la main à des êtres humains que nous ne connaissions pas. Mais non parce que ces gens-là appartiennent à la catégorie de ceux que l’on rejette. Cette étiquette qui leur colle à la peau sans qu’ils ne le sachent vraiment. Des arabes tous mélangés et tous pareils. La vermine que tu regardes se faire exterminer sans broncher.
A Candide je laisse les mots de la fin, lui qui au milieu de cette dispute trouvait qu’« il y a pourtant du bon ». Avant que l’horreur ne se dévoile et qu’il détourne les yeux, fuyant dans un village derrière un mur, à l’abri : « On entendit un bruit de canon. Le bruit redouble à chaque instant. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux vaisseaux qui combattait à la distance d’environ trois milles ». Ça se passe loin.
Ma pauvre Alep, je n’ai pas eu la chance de te connaître, ni de te rencontrer. Alep, toi et les tiens demain, je ne sais si vous serez ensevelis sous les décombres de votre passé. Alep, les tiens seront morts pour rien.
Thomas Alves-Chaintreau
— Note de bas de page —
[1] Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre CV. Rhedi à Usbek, 1731, p. 242-243, édition GF