Un peu plus d’un an après l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi et de son parti le Bharatiya Janata Party – Parti du Peuple Indien, droite nationaliste hindoue – la direction que prend l’Inde est incertaine, oscillant entre un timide réformisme économique, une vie politique en pleine recomposition et une politique étrangère renouvelée.
Alors que les élections de l’été 2014 se sont jouées autour de la relance d’une économie moribonde – le taux de croissance était tombé à moins de 5 %, contre plus de 8 % auparavant – et des affaires de corruption secouant le parti du Congrès, force est de constater que le BJP semble rattrapé par les mêmes travers que son prédécesseur (le parti du Congrès, principal parti d’opposition, de centre gauche, et son premier ministre Manmohan Singh).
Ceux-ci ne sont pas tous de son fait, étant donné que le parti ne contrôle que la chambre basse du parlement[1], et ne peut par conséquent lancer de grandes réformes économiques – notamment concernant les domaines critiques du droit foncier ou encore du système de taxation au niveau fédéral, tous les deux très attendus par les investisseurs et entrepreneurs – sans devoir faire face à une situation de blocage législatif. À cette frustration sur le plan économique – où le gouvernement avait promis beaucoup, se positionnant comme proréforme – sont venus s’ajouter récemment des scandales de corruption, impliquant des membres importants du BJP – notamment la ministre des Affaires étrangères Sushma Swaraj ainsi que des premiers ministres de plusieurs États fédérés. Le gouvernement Modi semble avoir consommé le capital dont il disposait à son entrée au pouvoir au printemps dernier, bien que l’image d’un leader charismatique et fort dont jouit Narendra Modi n’ait pas – encore – été affectée par les déboires de son gouvernement[2].
Après ce relatif état de grâce, la scène politique indienne semble ainsi retrouver une certaine normalité dans les manœuvres, combinazioni et autres querelles d’ego, entre un BJP encore dans l’hubris de sa victoire, un Congrès aux abois se cherchant une seconde vie et des partis régionaux prêts à tout pour peser dans les corridors de New Delhi. Les élections à l’automne dans l’État-clé du Bihar – 100 millions d’habitants – vont ainsi permettre de jauger le degré de popularité d’un gouvernement qui avait promis beaucoup et qui semble aujourd’hui être retombé dans des blocages propre à l’exercice du pouvoir dans une démocratie de plus d’un milliard d’individus.
Vers une refonte de la politique étrangère indienne ?
Il est cependant un domaine où les exercices de communication et de gesticulation du nouveau gouvernement ont touché au but : la politique étrangère. Domaine réservé et à l’abri des secousses de la politique intérieure, les relations interétatiques ont été particulièrement prisées par Narendra Modi depuis son entrée en fonction : au cours de la première année de son mandat, il aura visité près de 20 pays sur les cinq continents, passant ainsi plus de 50 jours à l’étranger. Cette hyperactivité sur la scène internationale a de fait été saluée par la presse étrangère et nationale et a contribué à replacer l’Inde dans la carte mentale des investisseurs et autres décideurs mondiaux. On peut dès lors parler d’un « effet Modi » en politique extérieure, alimenté par des prises de position et des initiatives originales.
Dès son intronisation en mai 2014, Narendra Modi a donné le la en conviant des chefs d’États et de gouvernements étrangers pour sa prise de fonction, avec notamment la présence remarquée de son homologue pakistanais Nawaz Sharif, une première depuis l’indépendance des deux États.
Le Premier ministre a ensuite décidé de rendre visite à des États stratégiques aux yeux de la diplomatie indienne, en commençant durant l’été 2014 par ses voisins himalayens, le Bhoutan et le Népal. Il s’agissait avant tout de rappeler l’influence historique de l’Inde dans ses deux États enclavés, au risque de réveiller les accusations de néo-colonialisme, dans des relations qui sont très asymétriques et où New Delhi aime à jouer le grand frère bienveillant, quoiqu’un peu trop présent, face à une Chine de plus en plus active sur sa frontière himalayenne.
Cela n’a pas échappé aux observateurs attentifs de la politique étrangère indienne : la Chine est bien la préoccupation principale du gouvernement Modi, marquant en cela plus une continuité qu’une rupture avec le précédent gouvernement du Congrès. Si Narendra Modi s’est déplacé aux deux sommets des BRICS – au Brésil en 2014 et en Russie durant l’été dernier –, c’est plus pour maintenir une image d’unité au sein de ce groupe des grands émergents que par véritable intérêt stratégique. Car malgré les déclarations officielles d’amitié éternelle entre les peuples, les dirigeants des deux grands asiatiques savent qu’ils sont sur une trajectoire de rivalité et de compétition géopolitique et économique, en Asie et ailleurs.
Lorsque Narendra Modi organise un tour des pays de l’océan Indien, il ne fait ainsi rien d’autre que réaffirmer la présence de son pays face aux ambitions chinoises. En allant aux Seychelles, à l’île Maurice et au Sri Lanka, l’Inde rappelle qu’elle est la partenaire naturelle de ces pays, liés par l’histoire et la culture ; de fait, au travers de son « projet Mausam », qui vise à rassembler les pays riverains de l’océan Indien au travers de coopération économique et stratégique, l’Inde souhaite se réapproprier son « arrière-cour » naturelle.
Dragon chinois, éléphant indien
Cette volonté de contrer la Chine et son réseau de points d’appui tout autour de l’océan Indien – le fameux « collier de perles » – n’est pas uniquement présente en Asie du Sud, mais également plus près des intérêts stratégiques de l’Empire du Milieu. Narendra Modi s’est ainsi déplacé au Japon, nouant avec Shinzo Abe une coopération forte qui n’est pas sans rappeler la stratégie d’endiguement mise en place par les Américains lors de la Guerre froide : développer des alliances auprès de pays se sentant menacés par l’hégémon régional.
On le voit, l’activisme de M. Modi se nourrit d’une idée que le principal défi auquel l’Inde va être confrontée dans les années et décennies à venir va être la gestion de la relation sino-indienne, riche en opportunité économique – la Chine est déjà le premier partenaire commercial de l’Inde –, mais également en tensions et rivalités – différend frontalier, conflits par procuration dans les pays tiers, préservation de « sphères d’influence », montée en puissance militaire.
Dans cette confrontation entre les deux géants asiatiques, deux acteurs supplémentaires possèdent un poids prépondérant, créant ainsi un quatuor diplomatique où les jeux ici sont pour l’instant à somme nulle. Il s’agit des États-Unis et du Pakistan, États avec qui l’Inde entretient des relations fluctuantes.
Le Pakistan, ennemi héréditaire, est depuis plusieurs décennies un allié à toute épreuve de la Chine, tant sur le plan militaire – livraison d’armement – qu’économique – corridor énergétique, port en eaux profondes à Gwadar. Ce tandem irrite l’Inde, et le gouvernement Modi n’a pour l’instant pas réussi à sortir de sa confrontation avec l’un – la Chine – ni de l’impasse d’un dialogue sans aboutissement avec l’autre – le Pakistan.
Les deux frères ennemis sont en effet toujours au point mort sur tous les sujets, chaque avancée sur une pomme de discorde – Cachemire, terrorisme, ressources hydriques, échanges transfrontaliers – étant suivie de provocations – verbales et militaires – qui rendent tout espoir d’une normalisation des relations distante. Si d’aucuns pensent qu’une nouvelle guerre de Cent Ans est de fait la perspective par défaut des relations indo-pakistanaises, il importe aux dirigeants indiens de se montrer accommodants dans leur relation avec le Pakistan. En tant que puissance dominante en Asie du Sud, c’est à New Delhi de trouver le courage politique nécessaire pour maintenir le dialogue avec Islamabad, dans une constance et une résolution qui ne peuvent être interrompues à chaque échange de feu le long de la frontière ou pour chaque propos enflammé d’un haut gradé de l’armée pakistanaise. Sans cela, l’Inde restera prisonnière d’un environnement régional instable et belligène, rendant difficile toute émergence réelle et durable en tant que puissance globale.
Une démocratie parmi d’autres ?
Le dernier acteur de ce quatuor, les États-Unis, présentent pour l’Inde le plus fort potentiel de coopération et le temps est révolu où les deux États se voyaient comme des « démocraties étrangères », l’une gendarme du monde attaché au capitalisme libéral, l’autre tiers-mondiste et socialiste. Depuis la fin de la guerre froide, l’Inde et les États-Unis se sont rapprochés, faisant valoir leurs valeurs communes – démocratie, droit de l’homme, économie de marché – face à des menaces multiformes : résurgence d’une Chine perçue comme expansionniste, lutte contre le terrorisme islamique, approfondissement du multilatéralisme et du libre-échange. Les États-Unis sont heureux de retrouver un partenaire dans une région troublée, tandis que l’Inde est satisfaite de se voir traiter comme un « grand », capable d’assumer le leadership régional.
Grande puissance en devenir, l’Inde de Narendra Modi est revenue avec vigueur sur le devant de la scène internationale, engageant des partenariats et projets sur tous les fronts – « Act East » avec l’Asie du Sud-Est, « Link West » avec les États du Golfe – pendant que Narendra Modi attire les foules, de New York à Oulan-Bator. Cette Inde plus sûre d’elle-même cherche avant tout à assurer une indépendance stratégique, non pas au travers d’un réseau d’alliances, mais bien plus grâce à un engagement tous azimuts, garant selon elle de sa bonne image à l’international. Grâce à cette politique ouverte et engageante, le pays peut ainsi discuter en confiance tant avec Téhéran que Washington, Moscou aussi bien que Bruxelles.
Néanmoins, si l’Inde s’affirme, il est essentiel de se demander à quelles fins cette nouvelle diplomatie est poursuivie, car on peut voir dans le tropisme international de M. Modi autant des effets d’annonce et des coups médiatiques qu’une véritable politique étrangère dotée de substance et d’une vision claire du rôle du pays dans le monde et des objectifs d’une telle politique.
Or, dans le cas d’un pays comme l’Inde, plus pauvre des grands émergents, le fait est qu’engranger des succès lors de forums et autres sommets internationaux ne produira que peu d’effets tangibles tant que le mantra du gouvernement « tous ensemble, le développement pour tous »[3] ne sera pas une réalité pour une majorité d’Indiens à qui manquent toujours les services publics basiques, particulièrement l’éducation et la santé.
Qu’importe que l’Inde quitte sa vieille doctrine du « non-alignement » pour celle de « puissance dirigeante », que la quadrature du cercle soit trouvée dans le jeu à quatre entre Beijing, Washington, Islamabad et New Delhi, ou encore que l’Inde dispose d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations unies ; la position de l’Inde dans le concert des nations et ce qu’elle estime être sa place de droit dans ce nouvel ordre mondial se jouera autant dans les campagnes du Bihar et les bidonvilles de Mumbai que dans les corridors des ambassades ou par la projection du dernier Bollywood à Cannes.
Plus que par ses selfies avec Xi Jinping ou ses apparitions aux côtés de Hugh Jackman au Madison Square Garden, Narendra Modi sera jugé à l’aune de sa capacité à attirer les investissements et créer des emplois, conditions d’une prospérité pour le plus grand nombre.
——– Notes de bas de page –——
[1] La chambre haute restant dominée par le Congrès et ses alliés (les institutions indiennes s’apparentant à un système parlementaire bicaméral de style anglo-saxon, la chambre haute – Rajya Sabha – représentant les Etats fédérés (élue au suffrage indirect pour six ans et renouvelée par tiers, tandis que la chambre basse – Lok Sabha – représente le peuple (députés élus pour cinq ans au suffrage universel, d’où est issu le premier ministre)
[2] Il jouit en effet d’une côte de popularité élevée, avec près de 80% d’opinions favorables
[3] sabka saath, sabka vikas