C’est à compter de décembre 2019 que pour la première fois le nom de “coronavirus”, cette famille de virus jusqu’alors ignorée du grand public, est évoqué dans les journaux français. Initialement associé à une maladie circonscrite à la ville de Wuhan, en Chine, le sujet de la Covid-19 s’installe rapidement dans les colonnes des médias à mesure que progressent, en Europe et en France cette « crise sanitaire » et ses conséquences économiques.
Dans chaque pays, une gestion particulière de cette maladie devenue pandémie est décidée autour de mesures de restrictions ou d’obligations qui comprennent le confinement, le port du masque obligatoire, le couvre-feu, la fermeture de commerce non nécessaire, etc. Dans les médias, les décisions des États sont comparées aussi bien en termes de réactivité que d’efficacité dans l’application des mesures et les résultats obtenus pour faire décroître les infections qui y sont liées. Dans les médias français, les débats entre acteurs scientifiques, médicaux et socio-économiques, dessinent des enjeux d’influence et soulignent les divergences de positions vis-à-vis des mesures prises par le gouvernement.
Avec la crise du coronavirus, et en particulier lors du confinement en France, les médias numériques, audiovisuels, ainsi que les réseaux sociaux ont pris une place centrale pour permettre à la population d’accéder rapidement à des informations sur l’évolution de la pandémie. Une situation qui a créé un lien entre individus, gouvernement et corps spécialisés. Cela s’observe d’une part, par une hausse globale de l’audience sur les chaînes nationales et chaînes d’info en continu. D’autre part, certaines presses comme Libération ou Le Monde font part d’une nette augmentation du nombre d’adhérents à leur journal via leur format numérique. Or d’après, l’économiste française Julia Cagé, l’importance accrue du format audiovisuel dans les médias et l’usage d’Internet ont fortement influencé l’opinion publique, notamment sur leur implication dans le champ politique.
Cela nous amène à interroger l’impact du traitement médiatique de la crise du coronavirus en France. Cette crise sanitaire remet-elle en cause la position de médiateur des médias dans l’espace public ? En quoi celle-ci aurait-elle influencé la perception de la pandémie et de ses effets sur la société ?
Il s’agira de montrer comment les médias ont favorisé la formation d’une opinion ‘scientifique’ de la crise sanitaire au sein de la population, pour comprendre comme celui-ci a influencé la perception des décisions gouvernementales. Enfin, si la crise sanitaire laisse présager d’une possible crise économique, nous chercherons à voir comment les médias abordent cette question et ses effets en France et à l’international.
I) La formation d’un point de vue scientifique de la crise sanitaire à travers les médias
A – Traduire l’information spécialisée : une mise en avant exceptionnelle de l’expertise médicale en temps de crise sanitaire
La presse évolue dans un environnement toujours plus compétitif. Pour se distinguer, elle se doit de proposer une information inédite, or, la rapidité de circulation de l’information s’avère incompatible, en temps de crise sanitaire, avec l’exploitation de données scientifiques issues d’expériences de long terme. La contrainte principale à laquelle les médias doivent faire face avec cette pandémie, est celle du temps qui est imposé par la recherche scientifique sur la Covid et les publications de ces résultats. Une information scientifique est juste dès lors que celle-ci est vérifiée par le comité de relecture de ces revues scientifiques.
Cette opposition entre presse et revue scientifique s’observe en deux temps. Premièrement, les experts permettent aux journalistes de combler ce vide laissé par la recherche en proposant des solutions hâtives pour satisfaire les attentes du public ; de légitimer les informations scientifiques que les médias doivent traiter ; mais également de répondre, dans certains cas, au silence de l’administration en termes de santé publique. Ce sont généralement des microbiologistes, des infectiologues ou des épidémiologistes qui ont, pour beaucoup, étroitement collaboré avec le gouvernement dans le domaine de la santé publique et/ou des acteurs privés qui s’y expriment. Certains même se sont reconvertis dans le journalisme. Leurs positions par rapport au sujet traité sont grandement influencées par les liens d’intérêts qu’ils entretiennent très souvent, soit avec des membres du gouvernement, soit avec des grandes industries pharmaceutiques.
On observe ainsi chez certains, un changement de discours médical brutal entre l’identification des premiers cas de coronavirus en France et leur position sur ce dossier aujourd’hui. Début février, nombreux sont les experts médicaux et professionnels de santé qui parlent d’une “grippette”. Puis quelques mois plus tard, ces mêmes sources insistent sur le caractère mortel du virus. Ainsi, Jean-Paul Hamon, président de la Fédération de médecins de France, reconnaît dans une interview donnée pour Le Parisien le 19 mars 2020 avoir “aussi relayé, au début, les propos du gouvernement sur le fait que le masque n’était pas nécessaire pour le grand public”, alors qu’une pénurie de masques se faisait amplement ressentir.
Leur dépendance accrue aux grands laboratoires pharmaceutiques pour financer la recherche médicale explique aussi les conflits d’intérêts qu’ils rencontrent. En effet, le 22 mai 2020, la célèbre revue scientifique The Lancetpublie un article donnant une tonalité décisive au débat sur le recours à l’hydroxychloroquine pour traiter la Covid-19, en concluant que ce traitement est inefficace voire favoriserait une augmentation du nombre de décès liés à ce virus. Cinq jours plus tard, le Ministre de la Santé, Olivier Véran, annonce l’arrêt de toutes subventions pour l’expérimentation de l’hydroxychloroquine sur des patients. Or, des suspicions sur la manière dont a été menée la recherche obligent, le 4 juin 2020, à la publication d’un texte de rétractation dans laquelle l’équipe de rédaction admet avoir exploitée de fausses données.
Le scandale Lancet Gate est révélateur de l’influence de ces revues sur la perception que nous pouvons avoir du coronavirus, malgré les risques engendrés par le système de prépublications auquel elles ont recours. The Lancet s’est appuyé sur la méthode du “pre-print” qui consiste à publier un article en ligne alors qu’il est toujours en attente de vérification par le comité de relecture de la revue. On peut dès lors penser, qu’en dépit de sa notoriété, le besoin de publier rapidement pour maintenir son monopole de l’information face à la concurrence des petites revues spécialisées en libre accès est à l’origine de la propagation de résultats erronés sur ce sujet, engendré aujourd’hui de sérieux doute sur la probité des recherches futures portant sur la Covid.
Cette affaire rend compte des stratégies de communication mises en jeu par les grands groupes pharmaceutiques pour influencer l’opinion publique. Le traitement de l’information spécialisée passe donc en partie par ces conflits d’intérêts, qui questionnent la légitimité de certaines revues spécialisées et de certains experts. Cet aspect éclaire à la fois sur les limites de la course à l’information qui contraint le journalisme et l’objectivité tangible qui est publiée dans les médias.
B – Sensibiliser à la crise sanitaire via les réseaux sociaux : une nouvelle approche de l’information
Il y a eu dans les années 2010 une réelle explosion de l’utilisation de réseaux tels que Facebook, Twitter, Instagram ou encore Snapchat. Ce nouvel espace public a rapidement permis une circulation de l’information extrêmement rapide, sans contrôle sur sa véracité ou non. C’est notamment contre ce genre de fausses informations que se battent actuellement certains gouvernements comme la France ou encore les États-Unis. En France, lorsque le mot “coronavirus” intègre pour la première fois le « top tweet » entre novembre et décembre 2019, la maladie y est présentée comme un sujet de préoccupation lointain provocant – on note chez certains internautes l’utilisation de “memes” pour tourner en dérision ce le sujet. Plus tard, Le Huffington Post a révélé, le 28 janvier, le racisme anti-asiatique décomplexé dont ont été victimes des restaurateurs, commerçants ou encore citoyen à cause de fake-news circulant sur les réseaux sociaux et de plaisanteries racistes. Beaucoup de tweets ou d’images ont fait l’objet d’un buzz alors même que les informations n’étaient pas vérifiées par leurs auteurs. C’est le cas notamment des rumeurs de l’arme bactériologique ou encore de la possibilité de transmission par les colis en provenance de la Chine. Ces fake-news ont plus tard été démontées par des articles scientifiques.
Afin d’informer son peuple, le gouvernement français a beaucoup communiqué par le biais de pages d’annonces publicitaires ou grâce à des SMS envoyés directement aux citoyens sur leur smartphone. De plus, les réseaux sociaux des différents membres du gouvernement sont devenus leur moyen principal de faire passer les résumés d’informations ou de rappeler les consignes sous forme de tweets ou de posts concis où les renseignements sont vulgarisés. Effectivement les Français ont pu remarquer l’apparition de spots de quelques secondes sur les gestes barrières ou encore leur demandant de “#restezchezvous” au milieu des pages publicitaires.
Pendant la crise pandémique, les médias se sont réapproprié les réseaux sociaux par le biais de posts d’alertes ou en commentant en direct, sur des threads, les annonces gouvernementales ou les discours d’Emmanuel Macron. L’espace médiatique s’est élargi et a laissé la place à de nouveaux acteurs, des nouvelles formes de journalisme pour viser des auditeurs différents des médias classiques.
C – Les soignants : de nouveaux acteurs dans l’opinion publique scientifique et politique
De nombreux acteurs en plus du gouvernement et des personnalités politiques ont fait leur entrée permanente dans l’espace médiatique et notamment audiovisuel : les soignants. Le corps médical, déjà présent lors des luttes syndicales, s’est retrouvé au cœur de l’actualité et interrogé chaque jour pour donner des points de situation dans les différentes régions françaises.
Nous avons interrogé un infirmier libéral, Laurent. Il exerce en Seine-Saint-Denis depuis 1989 et décrit la situation de crise sanitaire comme du “jamais vu avant”. Il reproche au gouvernement de ne pas avoir été assez rapide pour chacune de leurs décisions : le scandale des masques, un confinement arrivé trop tard et encore actuellement des mesures qui auraient déjà dues être appliquées. De plus, il pense que les médias ont eu un rôle à jouer dans l’opinion publique quant aux décisions ou lacunes du gouvernement. L’exemple des masques est pour lui révélateur : la plupart des journalistes ou invités ont soutenu pendant plusieurs semaines que les masques étaient totalement inutiles afin de dissimuler la mauvaise gestion de stock du ministère de la santé.
Lors de nos recherches, nous n’avons remarqué que très peu d’extraits présents dans les médias de grande audience où la parole est donnée à des soignants en désaccord avec le gouvernement. L’une des seules images fortes est la vidéo à l’hôpital Bicêtre dans laquelle une soignante invite à applaudir les soignants et non les décisions gouvernementales prises depuis des années qui ont détérioré l’hôpital public.
“À partir du moment où on vous dit qu’on est en guerre, on ne va pas supporter qu’il y ait trop de gens qui ne soient pas d’accord, de contestation. Comme c’était la guerre d’ailleurs, nous on était des braves petits soldats et notre seule récompense, ça a été des applaudissements.” Ces derniers ont représenté un temps fort dans les journées quelque peu décousues des Français. Ils provenaient d’Italie et ont rapidement été repris dans toutes les grandes villes de France, à 20h pile. Les applaudissements ont été repris et filmés par les médias, décrits comme “une manière de soutenir les soignants engagés dans le combat contre l’épidémie” par exemple par France Bleu. Pour Laurent, il s’agit une fois de plus d’un moyen de dissimuler les réels problèmes sanitaires en France : “C’est utiliser le mécontentement des gens, leur peur surtout et la diriger dans un certain sens. Je ne suis pas d’accord pour qu’on massifie les sentiments des gens et qu’on dise “allez à cette heure-là tout le monde doit se mettre à applaudir”. Ça me fait penser au roman 1984 et à la minute de la haine. C’est très dangereux de fonctionner comme ça.”
Les médias se sont donc placés en tant que médiateurs entre le gouvernement et le domaine scientifique en insistant ou non sur certaines études scientifiques. Des choix stratégiques à l’échelle des décisions éditoriales, mais aussi à l’échelle des grandes revues scientifiques qui détiennent le monopole de l’information spécialisée. La surreprésentation de certains experts pour commenter les mesures gouvernementales lors des rendez-vous quotidiens avec les chaînes d’information soulève la question de proximité entre sphère médiatique et sphère politique. L’ambiguïté entre ces deux sphères d’influence s’est révélée encore plus forte dans ce contexte de “guerre” sanitaire.
II) Le relais médiatique de la politique du gouvernement et les réponses contestataires dans l’espace public
A – La mise en place « d’une politique de la peur »…
À partir du développement de l’épidémie en France, le corps médiatique et politique s’empare de la question de l’épidémie de coronavirus pour alerter la population du danger de sa propagation. Petit à petit, une « politique de la peur » se met en place. Cela passe d’abord par le sujet de la pénurie, se répandant de manière virale sur les réseaux sociaux avec de nombreuses vidéos et photos faisant état de rayon vide. Dès la fin février, des articles de presse relatent une hausse de la consommation dans les magasins, comme Le Monde qui titre “Les consommateurs se ruent dans certains magasins pour faire des courses dites de précaution”. Les chiffres du cabinet Nielsen sur la forte hausse de la consommation sont repris dans plusieurs médias comme RTL ou Le Monde. Les patrons et membres du gouvernement s’expriment dans les médias pour rassurer la population quant à une pénurie d’aliments et de produits hygiéniques. Bruno Lemaire a déclaré début mars sur France 2 “Il n’y a pas de raison qu’il y ait des pénuries”. Cette mise en place de la politique de la peur se fait aussi par le relais médiatique des prises de paroles gouvernementales : « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre. Toute l’action du gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie, de jour comme de nuit. Rien ne doit nous en divertir. C’est pourquoi j’ai décidé que toutes les réformes en cours seraient suspendues, à commencer par la réforme des retraites. »
Dans l’allocution du 16 mars 2020, Emmanuel Macron utilise les mots « crise », « guerre », « combat », « mobilisation générale », « l’ennemi est là ». Ce champ lexical évoque à la fois la guerre et la peur. L’expression « Nous sommes en guerre » a ensuite été reprise par tous les médias qui ont traité de ce discours : certain juste pour faire état des mesures annoncées comme Le Monde, France info, La Dépêche, Huffington Post ou La Croix. D’autres soutiennent l’aspect militaire du discours comme le Figaro et d’autres pour critiquer, plutôt associatif ou politique : Attac, Reporterre, Bastamag. Dans ce même discours, Emmanuel Macron prône l’importance de la responsabilité individuelle, et répète 4 fois le terme “d’esprit de responsabilité” et dénonce les “marchés bondés, des restaurants qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture”. La prise en compte de cette responsabilité individuelle passe aussi par l’alerte coronavirus qui passe à la télévision sur toutes les chaînes et tous les jours, mais aussi à la radio et sur les réseaux sociaux, le nombre de morts recensés chaque jour est constamment relayé. En déclarant « Régulièrement, je m’adresserai à vous », Emmanuel Macron a annoncé la transformation des rapports dans les médias entre population et gouvernement.
On peut donc dire que le fort relais médiatique d’un phénomène comme celui de la pénurie associée à la prise de parole d’Emmanuel Macron du 16 mars favorise la mise en place d’une politique de la peur. Les médias jouent un rôle important ici de médiateur, faisant le lien entre le gouvernement et le public, mais ce lien incite le public à suivre les actualités et les nouvelles mesures dans un climat tendu et dans l’appréhension. Ce sentiment provoqué chez les lecteurs et auditeurs renforce donc le sentiment de panique vis-à-vis de la crise et donc l’attente et potentiellement l’acceptation de mise en place de nouvelles mesures de la part du gouvernement.
B – … pour faire accepter les réponses gouvernementales à la crise sanitaire
À partir du 2 janvier 2020, sont mises en place les premières mesures ayant pour but de gérer la crise sanitaire, mais la première prise de parole du président Macron a seulement lieu le 12 mars lors de laquelle il annonçait la fermeture des écoles, lycées, crèches, universités à partir du 16 mars. Mais aussi la mise en place du chômage partiel, le report du paiement des cotisations et impôts patronaux, le plan de relance national et européen, le maintien des municipales, et la mobilisation de tous les personnels de la santé. Cette déclaration fera 25 millions de téléspectateurs, soit 85,6% de part d’audience selon Médiamétrie. Dans sa deuxième prise de parole citée précédemment (le 16 mars), il y détaille les mesures qui prendront effet avec le (premier) confinement : interdiction de sortir sauf raison valable (travail, achats, santé, famille, sport). Cette annonce regroupe 35,3 millions de téléspectateurs, soit 96% de part d’audience selon Médiamétrie. Le 13 avril, Emmanuel Macron prend de nouveau la parole fois pour annoncer la prolongation du confinement jusqu’au 11 mai. 36,7 millions de téléspectateurs se réunissent pour écouter son allocution. Enfin, le 14 juin, il s’exprime pour annoncer les étapes liées au déconfinement. Cette prise de parole fait 23,6 millions de téléspectateurs.
Tout au long de cette séquence, les chiffres de l’audience sont les plus importants jamais réalisés pour une allocution présidentielle : on voit bien là une transformation dans les rapports qu’entretiennent la population avec le gouvernement par le biais de ces allocutions, parce qu’alors les décisions annoncées ont un impact sur la population considérable (possibilité d’accès à l’enseignement, de sortir, chômage partiel). Ainsi, c’est la raison pour laquelle les médias de tous types relaient ces discours ou critique son contenu positivement ou négativement.
À travers les médias, le gouvernement s’est montré dans les hôpitaux : Emmanuel Macron s’est rendu à la Pitié Salpêtrière dans un service au milieu des hospitaliers le 27 février 2020. Puis, c’est le 25 mars qu’il s’est rendu devant un hôpital militaire à Mulhouse, soulevant une dimension militaire et guerrière. Le 9 avril, il s’est rendu à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre et a fait une intervention dans l’hôpital au milieu de tout le personnel et se montre applaudi par le personnel alors qu’en réalité, ces derniers sont hostiles au président et demandent plus de moyens pour les hôpitaux. Ainsi, les médias permettent au gouvernement de se montrer sous un nouveau jour dans le contexte de la crise sanitaire. Grâce à la mise en place d’une “politique de la peur” dans les médias, les mesures prises par le gouvernement afin de répondre à la crise sont plus suivies, attendues. En effet, les déclarations politiques sont relayées de manières plus fréquentes et l’impact de cette diffusion de la parole gouvernementale se reflète dans le chiffre des audiences, mais aussi à travers la hausse du nombre d’abonnés à certains journaux. Lors de nos recherches, nous avons pu nous entretenir avec Jean-Baptiste Isaac, directeur adjoint des rédactions du Parisien nous a parlé des audiences du journal : “Nous avons eu beaucoup plus d’abonnés aux mois de mars et d’avril parce que les gens avaient une grande soif d’information. On a fait des audiences très fortes tout au long du mois de mars. Par exemple, en moyenne, on a 15 à 20.000 personnes en permanence sur le site, et quand le confinement a été annoncé on pouvait être entre 50 et 70.000 personnes. On a enregistré 5 ou 10.000 abonnés, une hausse considérable.”
C – Les contestations dans l’espace public
Si la crise sanitaire pousse les médias à diffuser intensément la parole du gouvernement, elle soulève également les problèmes et la confusion causés dans l’espace public. Selon France 24, Agnès Buzyn disait que « le risque d’importation de cas depuis Wuhan est pratiquement nul parce que la ville est isolée. Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles ». Elle ajoutait que les masques chirurgicaux étaient inutiles lorsque nous n’étions pas malades et que le stock de masques en cas d’épidémie était préparé. Dès la mi-avril, alors que les stocks de masques s’agrandissent, la même source relaie les paroles d’Olivier Véran, se portant favorable au port du masque. Suite à cela, Emmanuel Macron rend le masque obligatoire dès le mois d’août dans les lieux publics clos et certains lieux ouverts. Alors que la population dénonce la confusion causée par le gouvernement et le relais médiatique de ces propos, Édouard Philippe justifie les décisions prises précédemment par son gouvernement : « Les scientifiques ont eux-mêmes évolué« , et juge maintenant le port du masque « préférable dans de nombreuses circonstances ».
Dans un article, l’Humanité dénonce les errements de certains membres du gouvernement sur ce point. Une confusion qui a conduit à un mécontentement chez un groupe d’anti-masques, manifestant contre l’obligation du port de ce dernier.
De plus, les médias comme France 3 et le Figaro, par exemple, ont publié des articles sur les centaines de militants anti-masques défilant, en août, dans les rues de Paris, défendant des théories selon lesquelles le masque serait inutile, car l’épidémie serait déjà finie ou n’aurait encore jamais existée. Ainsi, si les médias relayent les prises de paroles du gouvernement, ils participent également à diffuser la confusion provoquée par ces dernières, car contradictoires. En revanche, ils montrent également les conséquences de cette confusion dans l’espace public en publiant des articles sur les manifestations anti-masques par exemple, mais aussi sur les avis partagés quant à l’application lancée par le gouvernement : StopCovid, qui a été jugée par beaucoup comme violant les libertés des Français. Le Parisien, par exemple, parle de « La crainte pour la vie privée », mais aussi de l’arrivée peut-être trop tardive de cet outil. D’autre part, la crainte générale s’accompagne d’un autre symptôme : la défiance. 57 % des personnes interrogées estiment que « le gouvernement a caché certaines informations » selon sondage du Parisien du 1 mars 2020. De plus, cette défiance ne se fait pas qu’à l’égard des politiques, mais aussi des médias traditionnels. Dans notre entretien avec Jean-Baptiste Isaac à ce sujet, il déclare : “On voit dans les sondages qu’il y a une grande défiance à l’égard de la presse et donc la parole publique, comme la parole médiatique, est souvent décriée”. Plus tard, il ajoute qu’“on est mis un peu dans le même sac que les hommes politiques et les autorités”.
III) Crise sociale ou crise économique ? : La réponse des médias
A – Différentes manières de caractériser la crise
La question des effets de la crise sanitaire au niveau économique et social s’est également posée dans les médias. On peut observer d’abord les différents angles choisis pour aborder les risques de crise économique induit par la pandémie, en fonction des typologies de médias. Dans les médias télévisuels, principalement au début du développement de l’épidémie en France, la représentation est centrée sur la perte de profit de certains secteurs et les reculs des chiffres boursiers :
- Le 24 février 2020 sur BFMTV, un économiste déclare “on se sait pas les impacts réels sur la chaîne de production”, un “rebond de la croissance ne se profile pas” ;
- Le 2 mars sur France Info TV, une journaliste dit “Le scénario noir, c’est la consommation qui freine et les investisseurs qui perdent totalement leurs nerfs. On n’en est pas encore là. La clé, c’est la confiance”.
Le traitement ‘économique’ de la crise est aussi l’occasion d’interroger les personnalités politiques aux « affaires » sur leur appréhension de cet événement exceptionnel :
- La comparaison avec la crise des années 1930 est faite par le Ministre de l’Économie Bruno le Maire en Conseil des Ministres « Ce que nous vivons n’a pas d’autre comparaison que la grande dépression de 1929 ». Cette déclaration est remise en cause par Ouest France, pour qui l’économie repartira plus vite que dans les années 1930, Capital revient sur la différence quant à l’origine de la crise économique actuelle vis-à-vis de celle de 1929, mais aussi avec un investissement des États et des banques bien plus fort aujourd’hui dans la soutien aux entreprises ;
- Une comparaison partielle avec la crise de 2008 est faite par Christine Lagarde dans une interview accordée au Parisien « Il y a probablement des éléments de comparaison. Ce qui est certain, c’est qu’il y a un ennemi invisible mettant à très rude épreuve nos extraordinaires soignants et notre système de santé. Cet ennemi met aussi en difficulté les économies mondiales ». Mais des critiques de certains médias comme France Culture le 16 mars avec l’émission « 2008/2020 : aux mêmes maux, différents remèdes », dans laquelle il est dit que « la crise actuelle n’a rien à voir », que la coopération des États est moins forte aujourd’hui, et qu’il y a moins d’engagements des États-Unis en tant que sauveur de la crise comme en 2008 ;
- La crise économique est aussi présentée comme « sans précédent » dans l’article du Monde du 8 juin « Jamais autant de pays n’ont connu simultanément une telle récession depuis 1870 ».
Mais si les conséquences de l’épidémie sont largement abordées dans les médias dès février, les impacts sociaux sont bien moins présents dans la sphère médiatique. Entre février et mars, ce sont principalement des associations, des ONG et des syndicats qui abordent les conséquences sociales de la crise, dans le monde et en France.
Seulement quelques médias, de façon marginale comme Marie Claire, traitent cette question, notamment des impacts de l’isolement et de la dépression liés à ce contexte. Alors que le chômage partiel été déjà mis en place et que les suppressions d’emplois sont déjà annoncées dans de nombreux secteurs, ce n’est que durant le mois d’avril que le commence à être posée la question dans quelques presses nationale et régionale, comme Le Monde ou La Montagne. Au cours du mois de mai, les impacts sociaux de la crise s’expriment dans la presse quotidienne régionale avec les nombreuses villes dans lesquelles se sont mises en place les distributions alimentaires.
C’est également à ce moment que la question de la précarité est davantage abordée par la presse et les médias audiovisuels, par des analyses journalistiques de l’extension de la précarité en général, mais aussi en particulier, avec des témoignages et des récits personnels de situation précaire. Mais on voit bien ici la sous-représentation des questions sociales dans la grande majorité des presses quotidiennes nationales et des médias audiovisuels, alors que les presses quotidiennes régionales les ont davantage abordées, sans doute dû aux impacts particulièrement forts à l’échelle locale, comme l’ont été les distributions alimentaires ou les licenciements et suppressions d’emplois.
B – Les définitions d’un “monde d’après”
Durant le mois de mai, au moment où la progression de l’épidémie en France décroît et où le déconfinement s’engage progressivement, la notion de « monde d’après » se fait sa place dans la plupart des médias et des débats médiatiques s’engagent. Ainsi, dans de nombreux titres de presses, des tribunes collectives de scientifique ou de personnalités, comme dans Le Monde, apparaissent sur ce que serait ou ce qu’il faudrait faire pour le « monde d’après ». Plusieurs titres nationaux et presses en ligne tiennent alors des rubriques spécifiques sur le « monde d’après », tel que Le Point, La Tribune, Libération ou encore Médiapart.
Différentes initiatives ont fait débat, principalement « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail » initié le 6 mai 2020 par l’Institut Montaigne, un think tank libéral, qui propose principalement d’augmenter le temps de travail et le « Plan de sortie de crise » initié le 26 mai par des ONG écologistes, des associations et des syndicats, qui propose « des alternatives au capitalisme néolibéral, productiviste et autoritaire ». On peut alors observer comment ces deux dernières ont été abordées par les différents médias, à partir du travail de recensement transcrit un article d’Acrimed du 10 juin, que ce soit dans la presse écrite, à la radio ou à la télévision. Il montre un important déséquilibre dans le traitement de ces initiatives, alors qu’elles ont fait toutes deux objets de dépêches de l’AFP : la note de l’Institut Montaigne a été abordée en tout 19 fois directement et 1 fois indirectement, alors que le « plan de sortie de crise » a été abordé 8 fois directement et 4 fois indirectement. On voit alors bien ici quelle définition du “monde d’après” est mise en avant par la majorité des médias.
La crise sanitaire a mis en évidence le rôle des médias en tant que médiateurs entre sphère privée, sphère politique et sphère publique. Ces médias, dans le même temps, ont activement participé à construire une perception de la crise du coronavirus à travers la mise en avant d’informations et de débats spécifiques. Dans un premier temps nous avons pu voir que le traitement de l’information scientifique souligne les liens d’intérêts qui peuvent à la fois façonner certaines mesures gouvernementales ou en décrédibiliser d’autres. Mais celui-ci a aussi accordé une place nouvelle à l’opinion publique, en introduisant de nouveaux débats auparavant réservés à la seule sphère scientifique, notamment par le biais des réseaux sociaux. Au-delà d’une mise en avant exceptionnelle des spécialistes, elle a aussi permis de faire émerger de nouveaux acteurs, comme les soignants. Les médias ont aussi servi de relais entre la politique du gouvernement et l’opinion publique. En effet, par la mise en place d’une “politique de la peur” fortement relayée dans les médias, l’opinion publique a développé une nouvelle inquiétude, une soif d’information, donnant lieu à une plus forte fréquentation des médias. Le traitement médiatique des mesures gouvernementales a permis à la fois de légitimer certaines mesures, mais aussi de porter la voix des contestations dans l’espace public notamment dans le milieu hospitalier. Cela a permis de mettre en avant des tensions sociales qui subsistaient déjà avant la crise sanitaire, mais qui n’ont fait qu’empirer avec l’accélération de la crise économique. Les médias ont également joué un rôle important dans l’opinion publique dans la définition de la nature de la crise entraînée par la pandémie. La définition majoritaire par les médias a été celle d’une crise économique, polarisant de nombreux débats, menant à différentes manières de décrire celle-ci. Mais ce débat s’est déroulé aux dépens de la médiatisation de la crise sociale, pourtant centrale dans les préoccupations des individus, davantage représentées à l’échelle locale. Face à cette crise à la fois sociale et économique, la notion de “monde d’après” est apparue, comme la façon d’envisager une nouvelle société après la crise, laissant apparaître dans le débat public deux perspectives distinctes, correspondant à deux modèles de société. Là encore, les médias ont joué un rôle crucial dans leur médiatisation, en mettant en avant l’une aux dépens de l’autre, la première étant celle correspondant aux intérêts patronaux.
Cependant, la densité d’informations et de sujet pouvant être traité pour répondre à cette problématique nous a contraints à ne sélectionner que certains aspects, qui ont particulièrement retenu notre attention. Nous avons aussi été limités par des problèmes de sources impartiales, de non-dits et d’un manque données scientifiques permettant d’avoir une évaluation globale sur le sujet. Ainsi, pour approfondir ce sujet, il serait possible de comparer le traitement médiatique de la crise économique liée à la crise sanitaire et le traitement médiatique de la crise de 2008, dans leurs divergences et ressemblances, mais surtout sur leur impact dans les décisions gouvernementales en termes de politique économique et sur les rapports de classes, représentés au travers des médias.