C’est la crise. Comme pendant (et surtout après, préparez-vous) chaque crise, nombre sont ceux qui y vont de leur avis sur le « monde d’après ». Cette tribune en est d’ailleurs un exemple. La vaste majorité des opinions prédisent un avenir plus doux, « porteur de sens” (pour reprendre un langage de communicant). Des lendemains qui chantent après une crise sanitaire qui révèle les failles d’un système capitaliste-libéral mondialisé. Une crise qui a, en effet, démontré les résultats d’un monde dans lequel des économies à court terme priment sur une vision à long terme, entraînant délocalisations, fermetures de lits d’hôpital, non-remplacement de stocks de sécurité, ruptures d’approvisionnement et pénuries. Un monde où l’Homme devient un outil au service du système économique et financier, alors que la finance et l’économie devaient être des moyens d’amélioration de la condition humaine.
Les États sont blâmés. Les entreprises aussi. Les individus, assez peu. Pourtant, un État, c’est une collectivité d’individus. Une entreprise aussi. Il est plus facile de rejeter la faute sur des boucs-émissaires sans réalité physique, des “personnes de droit moral” (ou éventuellement, leurs plus éminents représentants), que d’engager une réflexion sur la nature humaine. On lit parfois que la philosophie disparaît, que l’Homme ne se pense plus lui-même, comme “animal social ». Nous sommes entrés dans une ère de psychanalyse. L’individu se soigne lui-même, mais l’Homme pense de moins en moins sa nature et la société. Ce processus a suivi l’avènement de la société telle qu’on la connaît, libérale et capitaliste.
Rejeter la faute uniquement sur des décisions politiques ou entrepreneuriales est un peu facile. Car c’est collectivement que nous avons construit une société qui érige l’individu avant le collectif (avec des inconvénients, certes, mais aussi des avantages. Tout n’est pas tout noir, la réalité est souvent grise – et pas seulement le ciel des mégalopoles polluées).
Sur l’échiquier politique, aucun parti ne propose d’alternative au système capitaliste libéral. Aucun, même les partis qui se présentent comme anticapitalistes. Ceux-ci proposent bien de nationaliser les moyens de production et de prendre “aux riches”, oui, mais il s’avère que “le riche”, c’est toujours le voisin.
Il y a à peine plus d’un, les Gilets jaunes en France envahissaient les ronds-points. Les laissés-pour-compte de notre société. Ceux qui ne peuvent pas consommer autant qu’ils l’aimeraient. Si beaucoup de partis anti-systèmes se sont jetés sur l’occasion pour tenter de s’approprier le mouvement, on ne peut nier que leurs critiques du “système” et leurs analyses du mouvement étaient à côté de la plaque. Car les gilets jaunes ne critiquaient pas l’individualisme de la société, le capitalisme ou le libéralisme économique. Ils regrettaient de ne pas être du bon côté de la barrière : du côté de ceux qui en profitent. Leur revendication majeure, celle d’avoir plus de pouvoir d’achat, est éminemment matérialiste. Rien à voir avec une critique du système, les gilets jaunes sont un rouage du système. À nouveau, comme les partis prétendument anticapitalistes, le problème n’est pas qu’il y ait des riches, mais que le riche soit le voisin.
Car ce qui prédomine dans nos sociétés, malgré les quelques élans de solidarité rudement médiatisés (applaudissez-vous bien les soignants à 20h ?), c’est l’individu. Plus important qu’une société libérale, ou capitaliste, ou mondialisée, nous vivons dans une société individualiste. Une société ou chacun considère que son désir supérieur au bien commun (désolé, Rousseau).
Et peut-on même blâmer la nature humaine dans nos contrées ? Sa perversion par une société de consommation qui a érigé l’Homme en portefeuille ambulant ne se réalisant qu’à travers l’achat (encore plus que par la possession) ?
Sans doute pas. Car même dans les sociétés holistiques, celles où l’ensemble prime sur l’individu, la volonté de passer en premier est un élan naturel. Car elle est humaine, et car c’est le premier marqueur de l’instinct de survie. Sauver sa peau. Bien sûr, on ne court plus dans une toundra hostile et, poursuivi par un tigre des neiges, on accepte de lui sacrifier l’un des membres de la tribu. Il mourra dévoré, mais le reste du clan, à commencer par moi, survivra. Surtout moi. Non, ce n’est plus ça aujourd’hui. Mais ce sont les mêmes instincts qui s’expriment, lorsque l’on amasse des biens ou que l’on met de l’argent de côté, que l’on planque parfois à l’étranger quand on est riche, ou qu’on oublie parfois de déclarer quand on l’est moins. Car pourquoi donner de l’argent aux autres (via l’État), alors que moi-même, je dois déjà assurer mon avenir et celui de ma descendance ? En fait, assurer la survie de l’espèce ?
Cet individualisme est renforcé par l’incertitude. C’est parce que nous sommes incertains de l’avenir que nous avons cet instinct du “moi d’abord”. Pendant les périodes fastes, celles où l’avenir semble radieux et où l’on s’ouvre davantage à l’autre, on fait naturellement davantage preuve d’empathie et de solidarité, car nous ne sommes pas concentrés sur nos propres insécurités. Il suffit de voir les chiffres de la consommation et de l’épargne des ménages en période de crise ou de croissance. Mais ces indicateurs, tout comme ces comportements, sont volatiles. Et il suffit d’un souffle pour retourner à un comportement plus protecteur vis-à-vis de soi-même et de son foyer. On peut imaginer qu’une fois la crise passée, même si elle est suivie d’une relance, l’optimisme ne sera pas suffisant pour que les individus aillent à l’encontre de leur instinct de survie. D’autant plus que ce relatif optimisme serait encore mis à mal par un climat politique délétère et peu constructif, qui ne semble pas être sur le point de s’améliorer une fois la crise passée (comme l’indique l’absence d’union nationale pendant la crise sanitaire). Les partis politiques aussi ont un instinct de survie…
L’Histoire est une succession de crises et de périodes fastes, et chaque organisation sociale, politique et économique a ses crises. Espérer des lendemains qui chantent, c’est croire en une “fin de l’Histoire” qui ne viendra pas. C’est abandonner son instinct de survie avant la prochaine crise. Espérer qu’à la fin de la crise, on se dirige vers une société plus douce, plus responsable, plus généreuse, est beau et idéaliste. Mais dans les faits, personne (ou si peu) ne luttera contre leur instinct pour un bien commun hypothétique (et variable d’une personne à l’autre).
Changer de modèle n’est pas impossible – cela s’est fait à maintes reprises au fil de l’Histoire et, à l’heure actuelle, nombre de systèmes politiques cohabitent sur la planète – mais cela demande à ce que le plus grand nombre y trouve un intérêt. Aux autorités de trouver comment lui rendre intéressants les changements qui s’imposent. De trouver les moyens de favoriser un débat prolifique sur notre avenir collectif. Sinon rien ne changera. Ou le changement se fera dans la brutalité.
Après moi, le déluge.
Louise Marion