Dans son article « Ce que l’on sait de la fusillade qui a fait plusieurs blessés dans un bar de Marseille » paru le 1 novembre 2019, BFM présente un unique témoignage d’une habitante qui s’exprime sur la fusillade : « C’est choquant… maintenant, on a l’habitude c’est Marseille, c’est malheureux mais voilà. J’aimerais bien déménager de là, je vous dis la vérité. Marseille, c’est plus comme avant. C’est plus la même génération« . Ce témoignage ne représente pas l’opinion majoritaire de la population marseillaise toutefois c’est celui que la rédaction choisira pour illustrer son papier.
Ce choix de témoignage met en avant la question de la « couverture médiatique » des banlieues. Le terme « couverture médiatique » peut être défini comme le traitement d’une information qui se focalise sur un sujet, par différents canaux médiatiques (articles de presse, reportages, interviews, les informations télévisées), et par sa diffusion au grand public.
Celui de banlieue renvoie aux quartiers du début du XXe siècle, majoritairement habités par des ouvriers. Ceux-ci été appelés les faubourgs, ils souffraient avec leurs habitants d’une connotation péjorative comme le montre la formule du critique littéraire et homme politique Saint-Marc Girardin qui, en 1931, parle de l’insurrection lyonnaise des Canuts partie de la Croix-Rousse : « Les barbares qui menacent notre société ne sont pas dans le Caucase, ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Tout comme le terme « banlieue », les faubourgs pouvaient également qualifier les beaux quartiers.
On constate que le mot même de banlieue est chargé d’ambiguïtés puisqu’il recouvre cinq notions : juridique se rapportant au droit féodal ; géographique, celle de ceinture urbanisée dépendante d’un centre-ville ; sociologique permettant de rendre compte de l’exclusion qui touche les habitants des marges urbaines ; culturelle qui fait référence aux pratiques festives et artistiques qui sont nées sur ce territoire ; et symbolique enfin pour exprimer le discrédit qui pèserait sur une partie des populations périphériques.
Dans le langage courant, le mot banlieue peut prêter à confusion. Dans l’imaginaire collectif se sont des espaces populaires, excentrés du centre-ville, qui sont des lieux d’exclusion souvent violents. L’expression «banlieue» est régulièrement utilisée dans les médias pour désigner des problèmes de niveaux différents (échec scolaire, chômage, pauvreté, immigration, délinquance) ayant pour cadre les grands ensembles d’habitats sociaux.
D’autres expressions équivalentes sont utilisées dans le discours médiatique comme les quartiers « de l’autre côté du périph » pour la banlieue parisienne ou encore les « quartiers sensibles » et même parfois les « zones de non-droit ».
Nous allons donc étudier le traitement qu’opèrent les médias sur les banlieues et les quartiers défavorisés en France.
I. Construction médiatique de la banlieue
A. Évolution du traitement médiatique sur la banlieue
1. Un nouvel objet médiatique
Pour répondre au besoin en logement des Français, mais aussi des immigrés, l’État, depuis les années 50, a lancé une série de construction de grands ensembles en périphérie des principales agglomérations du pays. Cette transformation urbaine mais aussi sociale a attisé la curiosité de la presse. Dans la couverture médiatique de ces nouveaux quartiers sortis de terre, la presse télévisée sous giron de l’État, traite ce nouvel objet comme une extension de la parole publique des hommes politiques.
C’est donc la presse écrite qui porte en premier un regard critique sur leur apparition.
En effet lorsque le grand ensemble de Sarcelle est construit en 1954, l’Humanité titre « Ce que l’on ne vous dit pas sur les grands ensembles », évoquant une face cachée de ces nouveaux quartiers qui serait réduit au silence et dont on ne verrait qu’une face immergée d’éventuelles problématiques sociales à venir. Ce faisant, c’est la revue scientifique Sciences et vies qui soulève les premières interrogations et craintes liées à ces grands ensembles, et titre « Psychiatres et sociologues dénoncent la folie des grands ensembles ».
Peu à peu, la télévision s’empare de cette thématique, dans un contexte ou non seulement l’accession au poste télévisé se démocratise auprès des Français, mais aussi pour la simple raison qu’elle ne peut plus ignorer ce nouveau phénomène. Les premiers reportages consacrés à la banlieue sont diffusés dans l’émission « 5 colonnes à la Une » en 1959. Ces nouveaux quartiers et certains bidonvilles qui n’ont pas encore disparu du paysage urbain sont l’objet de reportages où les journalistes y relatent les conditions de vie des travailleurs immigrés et du racisme qu’ils subissent notamment dans l’accès à des emplois qualifiants.
Au fil des années, les reportages et documentaires diffusés à des heures de grande audience laissent place à des émissions de débats télévisés. On y débat de la situation des travailleurs immigrés qui commencent à sortir de l’invisibilité en organisant des manifestations (notamment à l’usine Renault de Billancourt). Dans ces émissions de débats toutefois, ces mêmes travailleurs sont absents des plateaux – ce qui n’offre qu’une vision partielle des réalités sociales des principaux concernés.
2. Le basculement dans le sensationnalisme
Le changement de couverture médiatique de la banlieue s’opère à partir des années 80 et l’événement des minguettes qui constitue le point de bascule dans le traitement de l’information. Dans ce quartier sorti de terre il y a quelques années seulement, des jeunes affrontent la police au cours de l’été 1981. Ces évènements sont couverts par les principales chaînes de télévision de l’époque ; des duplex en direct sont réalisés avec pour décor des voitures calcinées toujours en train de brûler, des rodéos sauvages de voitures.
Ces plans choisis ont pour but de capter une audience supérieure à celles de la concurrence, à l’heure où la télévision entre dans une nouvelle dimension avec la libéralisation et l’arrivée de chaînes privées. Dans la presse écrite on retrouve les mêmes ingrédients dans les unes des principaux titres, Libération, titre « Incendies, pillages : la nuit presque ordinaire d’une ZUP lyonnaise ».
Au cours de la même décennie, un mouvement de protestation émerge contre la discrimination, et en 1983 est organisée la marche pour l’égalité des droits et contre le racisme. En effet, la montée du racisme et des bavures policières envers les jeunes fils et filles d’immigrés sont de plus en plus nombreux, c’est aussi l’heure des premières victoires électorales du Front national. Dans cette marche partie de Marseille et rebaptisée « la Marche des Beurs » par la presse, la question sociale n’est plus appréhendée autour des luttes de classe mais de l’ethnicité.
Peu à peu la banlieue devient un problème public. Les premières politiques de la ville décidées sous le mandat de François Mitterand, entraînent une couverture plus ou moins importante selon l’actualité nationale à laquelle elles se rattachent (élections, événements majeurs, etc.). En outre, leurs échecs sont justifiés par une certaine prédestination à la violence inhérente dans ces territoires ; une violence certes existante mais qui devient un angle d’interprétation dominant dans le traitement médiatique de la banlieue.
De ce fait, les années 90 voient l’apparition de nouvelles formules de magasine et émission, Zone Interdite est lancée sur M6, Envoyé Spécial sur France 2. Ces émissions affichent leurs meilleurs scores d’audiences lorsqu’ils réalisent des reportages sur la banlieue et la délinquance dans ces territoires. Elles atteignent d’ailleurs des pics d’audience lorsqu’éclatent les révoltes urbaines de 2005. Les grands médias parlent d’émeutes dans des « territoires perdus de la République », ou dans les « banlieues poudrières ». Des magazines comme Le Point, l’Express, ou encore Le Nouvel Obs, réalisent leurs meilleures ventes lors de tirages spéciaux traitant de la sécurité ou de la délinquance dans la banlieue.
B. Les méthodes journalistiques pour traiter de la banlieue
Avec l’importance prise par la banlieue et les quartiers populaires dans l’actualité hexagonale, les principales rédactions créent de nouveaux services dédiés à ces territoires.
Dans ces nouveaux services, ce sont souvent des jeunes journalistes encore novices qui intègrent ces nouvelles rubriques. Ils ont peu de marge de manœuvre et obéissent aux commandes de la hiérarchie. Pour ces derniers disposant de peu réseaux, l’accès à ces territoires est difficile et se heurte à la méfiance des habitants envers les journalistes, parfois même à leurs hostilités. Par ailleurs, le fossé social les séparant des habitants de ces quartiers constitue une difficulté majeure pour le traitement de l’information. De ce fait, une nouvelle pratique journalistique émerge dans les rédactions, une pratique empruntéeaux grands reporters, qu’est le recours à des fixeurs.
Effectivement, cette pratique généralement utilisée dans des zones de guerres, consiste à faire appel à des intermédiaires locaux afin de faciliter le travail des journalistes. Grâce à eux, les journalistes peuvent facilement accès à des interlocuteurs pour des interviews, mais aussi pour la prise d’image dans des territoires dits difficiles. Aussi, ils assurent une forme de protection aux journalistes, en raison de la notoriété de ces intermédiaires qui sont souvent assez connus dans leurs communes (ancien sportif, éducateurs, anciens caïds, etc.). Cependant cette pratique et ces éléments de prudence de la part des journalistes constituent une forme d’appréhension et de vision souvent erronée.
En allant systématiquement traiter d’un fait divers dans ces quartiers, les journalistes eux-mêmes finissent par avoir une vision parcellaire de ces territoires, une vision souvent biaisée en raison du thème et de l’angle des reportages commandés par leurs hiérarchies. C’est ce que démontre l’enquête menée par Jérôme Berthaud auprès de la rédaction de France 2 pour son ouvrage La banlieue du 20 heures.
Dès lors le recours à ces intermédiaires devient un élément indispensable pour traiter l’information en banlieue. Ils facilitent le travail des journalistes et leur font gagner un temps considérable pour la réalisation de reportages qui doit obéir à des délais stricts : celui du bouclage.
Néanmoins, le recours à ces intermédiaires à ses limites comme le montre Jérôme Berthaud, et lorsque l’actualité impose un sujet lié aux banlieues, le réseau d’intermédiaire des rédactions participe à une surexposition de certaines communes et quartier. Par ailleurs, la dépendance des journalistes envers ces fixeurs amène parfois des journalistes, qui en manque de temps ne peuvent vérifier l’information donnée par certains interlocuteurs. C’est le cas du magazine Le Point dont l’un des journalistes qui réalisait un papier sur la polygamie s’est retrouvé piégé par son propre intermédiaire qui se faisait passer, au téléphone, pour une femme mariée à un polygame. Ce faisant l’article erroné jette le discrédit sur le magazine mais aussi sur la perception des habitants des quartiers et des Français en général sur le travail des journalistes.
II. Ce traitement médiatique particulier est-il le fruit d’un positionnement idéologique / politique ou du fonctionnement de la rédaction ?
A. Une inégalité du traitement qui provient du métier de journaliste
- La position des banlieues dans la hiérarchie des rédactions
La « banlieue» ne constitue pas dans tous les journaux ni à toutes les périodes, une spécialité journalistique. Elle n’est pas non plus une rubrique noble. Dans la plupart des journaux, ceux « qui ont le moins d’expérience» sont renvoyés au traitement des banlieues et leurs articles sont souvent reformulés par la rédaction en chef, comme le montre Jacques Siracusa dans son étude de la rédaction France 2. La situation des « banlieues» dans les rédactions tient en partie à la hiérarchisation des spécialités journalistiques. Le prestige d’une rubrique est associé aux caractéristiques de l’univers traité et au public qui lit le journal. Les rubriques les plus prestigieuses sont donc celles de la politique et de l’économie et non pas celle traitant des banlieues. L’absence de profits matériels ou symboliques dans les quartiers explique le désintérêt des journalistes.
2. Deux modèles professionnels distincts
Il y a deux types de journalistes des banlieues. Ceux qui écrivent des articles pour la rubrique « société » et les faits-diversiers. Les rubriques orientent la façon de travailler en banlieue et fondent dans une grande partie l’identité des journalistes. Les spécialistes des faits divers incarnent plutôt le côté « viril», tant par rapport aux sources d’information (justice, police), aux vocabulaires utilisés que par rapport à leurs pratiques. A contrario, les journalistes de la question sociale représenteraient plutôt les «aspects “maternels”, (par exemple au Parisien, le service « Vivre mieux » est surnommé « le service des mamans »).
Néanmoins, c’est surtout à travers la façon dont les journalistes accèdent à leur terrain qu’ils se distinguent. Le fait d’entrer dans les cités HLM dans des circonstances dramatiques et de recourir à des méthodes souvent contestées, caractérise les journalistes des « faits divers». Les relations avec les populations sont parfois (voir souvent) difficiles. À l’inverse, les journalistes qui travaillent hors des événements exceptionnels privilégient les élus, ou les associations. L’accès au terrain y est moins un problème dans la mesure où l’information provient plus de ces acteurs.
3. Le journalisme en banlieue : un révélateur des transformations du métier ?
Plusieurs explications permettent de rendre compte de la façon dont les services « Faits divers » ont progressivement imposé leur définition de ce qui fait « événement » en banlieue. Les conditions de travail se dégradent sensiblement : la pression de l’audience, la course contre la montre pour produire un article, le contrôle de la hiérarchie explique en partie ce constat. De plus la population des journalistes a changé. Ils sont plus nombreux sur le marché du travail, plus jeunes, plus féminins, mais plus diplômés et le recours à une (bonne) école de journalisme semble être de rigueur.
C’est aussi la conséquence de la tendance d’un journalisme « polyvalent» qui s’est affirmée, au détriment d’un journalisme plus spécialisé notamment pour les infos télévisées. Le journalisme en banlieue se caractérise par un important turnover ce qui empêche les journalistes de bien maîtriser leur sujet, de se constituer et d’entretenir des relations sur le terrain et, ainsi, de se familiariser avec ces lieux et leurs populations. Parallèlement, on constate un fort recul du journalisme « politiquement engagé» pour un modèle plus « professionnel». Ce processus de « dépolitisation » oriente le choix des interlocuteurs dans les quartiers d’habitat social, où les « tranches de vie» sont préférées aux analyses et aux discours de portée plus générale.
4. Milieu méconnu et reproduction des schémas
Il y a une tendance au « recyclage », les journalistes se ressaisissent de ce qui a déjà été dit ou ce qui a déjà été montré dans d’autres articles ou sur d’autres chaînes. Par exemple les concepts de 90’ Enquêtes sur TMC, Enquête sous haute tension sur Canal +, Enquête exclusive sur M6 sont très similaires et donne souvent à voir un visage stéréotypé des banlieues.
Dans un exemple révélateur, un article de Valeurs actuelles publié environ trois mois avant la signature du contrat de production liant France 2 à Ligne de Mire, semble avoir fortement inspiré une journaliste d’Envoyé spécial dans le cadre d’un reportage dédié. On remarque tout d’abord de fortes similitudes de leur titre : « Grenoble : de l’utopie à l’horreur » pour l’article de Valeurs Actuelles, publié en octobre 2012, et « La Villeneuve : de l’Utopie à l’Enfer » dans le contrat de production signé par France 2 en décembre 2012. Dans l’hebdomadaire, est précise que « pour circuler dans la cité, il faut recourir à un protecteur, comme en zone de conflit, (…) le notre est un géant noir », dans Enquête spécial c’est aussi l’intermédiaire qui est mis en avant : « il est impossible de les filmer (les jeunes qui font régner leur loi). Mon guide s’appelle Nabil ».
B. Une certaine dépendance vis-à-vis des sources policières et du pouvoir public
- Les liens entre journalistes et politiques
L’agenda médiatique est dans une certaine mesure influencé par le calendrier politique et même parfois par l’opinion politique.
Jean Rivière et Sylvie Tissot dans leur article La construction médiatique. Retour sur la campagne présidentielle de 2007, traitent de la couverture des banlieues lors de l’élection présidentielle de 2007. On constate aussi bien dans le discours politique que dans la presse, une focalisation sur les banlieues qui prend place après les émeutes de 2005. Les représentations proposées aux lecteurs donnent à voir une vision stéréotypée de ces quartiers, ex « Clichy-sous-Bois, symbole des banlieues à risques », titre Le Figaro du 7 mai 2007.
Les campagnes électorales sont des moments de cristallisation des rapports sociaux et les discours politiques et médiatiques entre en résonnance sur le sujet. Plus récemment, les discours sur l’Islam avec notamment la mise à l’agenda politique de la question du port du voile ont entraîné un grand nombre d’articles et de débats divers dans les médias français. Diverses opinions s’affrontent sauf peut-être celle des principales concernées.
2. Dépendance vis-à-vis des sources policières
À l’échelle de la presse quotidienne régionale, les « faits-diversiers », qui sont chargés de remplir tous les jours la rubrique des « faits-divers » sont en étroite collaboration avec la justice et surtout avec la police. Accidents domestiques, délits plus ou moins graves, crimes vraiment tragiques : localement, la police est tous les jours en charge d’« affaires » qui représentent un puits sans fond d’informations pour les journalistes en charge de ces rubriques. Dès lors, pour produire rapidement et facilement un grand nombre d’articles, il faut créer des liens personnels et durables avec un ou des interlocuteurs au commissariat.
Ainsi que le rapportent Jérôme Berthaut, Éric Darras et Sylvain Laurens dans l’article « Pourquoi les faits divers stigmatisent-ils ? » : Plus qu’une bonne relation, la « collecte » des faits- divers s’apparente ainsi à une quasi-osmose avec les sources policières ou judiciaires. La journée du fait-diversier commence avec « au moins 2 heures d’immersion tous les matins, dans le milieu policier » et se termine par un point par téléphone avec le responsable au PC de police ; entre-temps, certains faits-diversiers, plus consciencieux, demeurent branchés sur les talkies-walkies de la police.
Enfin, la croyance et la confiance dans une l’objectivité des faits des institutions policières et judiciaires explique le fait que les journalistes ne remettent pas (ou très rarement) en cause les informations délivrées par les forces de l’ordre. Ils ne prennent pas en compte le point de vue contradictoire, ils ne demandent pas au contrevenant sa version des faits. Sauf à ce que la police soit elle-même mise en cause, l’objectivité relève quasiment exclusivement des informations officielles, comptes rendus d’interventions policières ou décisions de justice. Les sources policières et judiciaires ne sont pas perçues par les faits-diversiers comme des « parties » défendant un point de vue particulier mais comme la vérité. Seule une prise de position de l’« informateur » policier s’apparentant à une « opinion » politique, peut conduire à mettre en doute son « objectivité » et lui faire perdre son crédit de professionnel-expert en sécurité locale. Ce sont les mêmes logiques qui entrent en jeux avec les médias nationaux et parfois même les sources du ministère de l’Intérieur ou les autres instances gouvernementales.
Néanmoins pour garder leurs relations avec leurs informateurs et donc pour conserver leur accès à l’information ils sont obligés de ménager leurs sources. Ils nomment cela une « cogestion de l’agenda médiatique ».
3. Synergies idéologiques et sociales
Cette dépendance objective des médias dominants vis-à-vis des sources policières et gouvernementales peut se doubler de convergences de points de vue idéologiques entre journalistes et (hauts) fonctionnaires. De fait, nombre de journalistes fréquentent bien davantage les policiers et leurs représentants hiérarchiques que les habitants des quartiers populaires dans lesquels ils n’ont pas grandi, ils ne vivent pas et ne vivront probablement jamais. Nombre d’entre eux sont également bien souvent imprégnés des préjugés ou des représentations fantasmées et qui pèsent sur ces lieux et les personnes qui les habitent.
Dans de nombreux cas, les journalistes des médias dominants mettent donc en avant la version des pouvoirs publics, et négligent ou alors ignorent les éléments matériels et les témoignages qui permettraient de la questionner.
Dans son article JT de France 2 : « bref, Adama Traoré est mort », Acrimed revient sur à la couverture médiatique de la mort d’Adama Traoré. Cet article de Julien Salingue et Pauline Perrenot du mercredi 3 août 2016, montre le traitement par la rédaction de France 2 du sujet. Seulement 23 secondes sont accordées à la mort du jeune garçon sur un JT du 39 minutes : « en bref, une image du rassemblement de soutien à la famille d’Adama Traoré, ce jeune homme mort il y a quelques jours lors de son interpellation par la police. Un rassemblement s’est tenu devant la Gare du Nord à Paris, un peu plus de 600 personnes étaient présentes. Ses proches réclament la vérité sur les circonstances du décès. La justice, elle, a conclu que le jeune homme n’avait subi aucune violence. »
La parole des organisateurs de la manifestation n’est pas médiatisée, pas plus que celle des participants, et ce alors même que des images du rassemblement, captées par des journalistes de France Télévisions présents sur place sont diffusées.
III. Un traitement médiatique des banlieues qui se diversifie
A. La critique émergente de la couverture actuelle des banlieues
- Critique de certains habitants
Le 26 septembre 2013, Envoyé spécial, « magazine de la rédaction » de France 2 et émission phare de la chaîne publique en matière de reportages, diffusait un sujet sur le quartier de La Villeneuve, à Grenoble.
Le reportage, intitulé « La Villeneuve : le rêve brisé » est une vision caricaturale qui adopte pour seul angle : la violence. Face à cette façon négative de présenter leur quartier à la France entière, des habitants du quartier ont réagi en lançant une pétition pour exiger un droit de réponse. De plus, de nombreux habitants du quartier ont laissé des commentaires protestataires sur le site de l’émission. Ils sont souvent cinglants et pointent la construction, univoque et unilatérale du reportage, tout en tentant de rétablir, sans édulcorer, leur vérité sur la réalité de ce quartier. Ils ont ensuite fait la démarche avec une association de porter plainte pour diffamation publique. Même si cela n’a pas abouti à une victoire de leur part, cela représente un exemple important de mobilisation critique envers ce genre de reportage. Cependant, il ne faut pas imaginer que chaque reportage entraîne des critiques directes sur les réseaux ou autres. La plupart des habitants n’osent pas ou ne veulent pas prendre la parole.
2. Critique de la presse elle-même
Plusieurs initiatives ont été mises en place par des rédactions. L’une des pistes évoquées pour sortir de cette défiance est l’introduction de plus de diversité sociale dans les rédactions et dans les rouages des médias. En 2006, par exemple, Harry Roselmack devient le premier présentateur remplaçant noir du journal télévisé de 20h sur TF1.
La Chance aux concours a également été créée en 2007 par des anciens du Centre de formation des journalistes (CFJ) pour aider des jeunes étudiants boursiers à préparer les concours très sélectifs des écoles de journalisme.
De son côté, Libération met en place en janvier 2015 la « Zone d’expression prioritaire ». Le projet est monté par une équipe de journalistes pour permettre l’expression des individus pour qui la prise de parole dans les médias est difficile. Le principe : inciter les lycéens, étudiants, travailleurs, chômeurs, urbains, ruraux à se raconter et à témoigner sur l’actualité et les sujets qui les concernent (école, fac, emploi, argent, santé, amour…) en les accompagnant.
3. Critique via des médias autres que la presse classique
Acrimed (association française de critique des médias créée en 1996) étudie la couverture médiatique des banlieues. Le site possède une rubrique spécialisée dans le traitement médiatique des quartiers populaires. Acrimed critique des émissions, des articles, mais propose aussi des comptes rendus d’ouvrage qui traitent de la question de la couverture médiatique particulière actuelle des banlieues et de ses travers mais aussi des liens des journalistes avec les forces de l’ordre.
On peut également citer la critique d’artistes comme les rappeurs qui expriment leur désaccord avec la façon dont les médias présentent les banlieues, les « quartiers » au reste de la France. Ils critiquent l’image véhiculée des quartiers dans les médias dans différentes musiques et même dans des films où ils tentent de rétablir ce qu’ils considèrent être la « vraie vie » dans les banlieues. Des artistes engagés comme Grand Corps malade, Médine ou encore Kerry James ont dénoncé dans de nombreuses musiques les travers des médias. Kerry James dans Lettres à la République sortie en 2012 dit « Vous nous traitez comme des moins que rien sur vos chaînes publiques. Et vous attendez de nous qu’on s’écrie « vive la République » ».
B. L’émergence de nouveaux formats et de médias alternatifs
1. Une première approche culturelle et artistique
À partir des années 80, l’émergence d’une culture dite urbaine est relayée par les médias. Se faisant, une nouvelle émission dédiée au hip-hop est lancée sur TF1 en 1984, la première du genre en France intitulée H.I.P H.O.P. Cette émission diffusée le dimanche à 14h30, heure de grande audience à l’époque où internet n’existait pas encore. Cette émission mettait à l’honneur, en plus du hip-hop, toutes les cultures urbaines comme le breakdance, le smurf, le graffiti, etc. Elle fut bien accueillie par le public jeune, mais sa diffusion fut éphémère et ne dépassa pas une année de retransmission.
En parallèle, la radio connut elle aussi un bouleversement avec la libéralisation des ondes F. C’est dans cet élan que Radio Nova a été créé en 1981 sous l’impulsion de Jean-François Bizot, première radio de musique alternative et rap du paysage radiophonique français. Elle a été vite suivie par la création d’une autre radio exclusivement rap – Génération 88.2. Née dans le service psychologie de l’hôpital gériatrique d’Ivry-sur-Seine, cette radio est créée en 1987 par Réné Laforestrie docteur en psychologie sous le nom d’espace FM. Par une suite de fusion avec d’autres antennes, elle donna naissance à génération 88.2 pour emmètre de façon pérenne et ce jusqu’à aujourd’hui.
Autre émission consacrée à la ville, et sans doute une des plus connues de la génération Y, c’est Saga-cité, diffusée entre 1991 et 2002 sur France 3, cette émission qui couvrait l’actualité froide des villes et avait pour but de déconstruire les clichés liés à la banlieue en mettant l’accent sur les initiatives locales, elle recouvrait tout un pan de l’actualité sociale et culturelle des banlieues. En outre, cette émission mettait en lumière le travail associatif dans les villes périphériques de sensibilisation contre le racisme en étroite collaboration avec des structures municipales jeunesses dans les quartiers où étaient réalisés des reportages.
2. Apparition de médias alternatifs
C’est après les révoltes urbaines de 2005 qu’apparaîssent des nouveaux médias alternatifs ; le plus connu d’entre eux est certainement le BondyBlog. Premier Pure Player en France il est fondé en 2005 par des journalistes suisses du magazine L’hebdo,qui couvrait les événements de 2005 et dont la volonté était de donner la parole aux habitants des quartiers populaires.
La prise de conscience d’une couverture médiatique de ces territoires par ces propres habitants a impacté la sphère médiatique et la population habitant ces territoires. Une volonté de couvrir l’actualité de la banlieue par ceux qui y vivaient, cette initiative entreprise par Serge Michel et Mohamed Hamidi avait pour but de déconstruire les cliches de ses territoires et de retranscrire, sous une autre perspective, l’actualité des quartiers. Une façon d’aborder l’information à contre-courant des médias traditionnels, en donnant une visibilité plus importante aux minorités dont entend très peu parler.
La composition de sa rédaction est d’ailleurs très atypique, à part aux postes de responsabilité, les rédacteurs ne sont pas des journalistes professionnels, la plupart d’entre eux sont en formation ou en recherche d’emploi, et aspire à devenir journaliste dans des rédactions plus prestigieuse ou déjà bien établie.
Conclusion :
Comme on a pu le voir, la banlieue a subi une longue et sinueuse évolution depuis les années 50. Ce fut d’abord un objet de curiosité de la part des médias, notamment dans la phase émergente de la banlieue avec la construction des premiers grands ensembles. D’abord appréhendée comme un idéal de cadre de vie, en particulier pour les classes moyennes, cette image idyllique a vite laissé place au désenchantement ; les réalités sociales et les problématiques inhérentes à ces territoires étant rattrapées par des slogans racoleurs que les promoteurs mettaient en avant (meilleur cadre de vie, espaces verts).
L’actualité et la couverture médiatique de la banlieue puis de ses habitants ont également évolué, d’abord traitées sous un angle social, elles se sont ensuite muées en problème public pour être finalement étudiées sous le prisme de l’immigration et de la sécurité – cette grille lecture répondant aussi à un agenda et discours politique imposé aux médias par la sphère politique.
Dans le même temps, les méthodes journalistiques des rédactions se sont adaptées et ont évolué pour rendre compte de ce phénomène nouveau qu’est la banlieue en lui consacrant une rubrique dédiée. La course à l’audience et aux ventes ont forcé la sphère médiatique à adopter des tons de plus en plus racoleurs et sensationnels. Cependant, au gré des évènements et à l’émergence d’une culture urbaine de plus en plus visible, le traitement médiatique des banlieues s’est diversifié et a vu naître une critique de la couverture de la presse traditionnelle, notamment via l’émergence de nouveaux médias alternatifs.
Toutefois, ces médias alternatifs ne constituant pas assez de poids (lecteur, audimat) face à ses concurrents ne peuvent imposer leur format à la presse traditionnelle et demeurent en marge de la presse sans toutefois manquer de pertinence. Dans cette lutte de pouvoir propre à la sphère médiatique, la presse alternative aux moyens économiques modestes a toute même su tirer son épingle du cheveu grâce au web, c’est notamment le cas du Pure Player StreetPress, qui grâce a ces quelques révélations médiatiques a su tirer une légitimité dans la profession et un lectorat durable et fidèle comme l’illustre assez sa récente souscription populaire auprès de ses lecteurs et sympathisants qui ont largement contribué à sauvé financièrement la pérennisation de la rédaction.
Aurore Donars et Najib Touaf