Les humoristes et l’information

Source : Commons Wikimedia – Caricature relative à loi sur la presse de 1850, Cham (1819-1879), Le Charivari (1852)

L’humour est, dans la démocratie de l’information, une composante omniprésente des médias que cela soit dans la presse écrite, à la radio, à la télévision ou sur internet. Si son objectif est de faire rire, il jette un regard déplacé, une distance critique et se veut parfois même provocateur sur les événements politiques et sociaux de l’actualité.

Aussi, certains journalistes font de l’humour en écho à l’actualité. D’autres en revanche, au-delà du plaisir que provoque l’humour chez leur public, se mettent dans une position de dénonciateur des maux de la société en désacralisant des tabous.

L’humour peut avoir des objectifs bien distincts qui peuvent paraître parfois paradoxaux. Quel est l’objectif rechercher ? Faire rire ou bien d’informer ? La notion de liberté d’expression et ses limites sont souvent mobilisées lorsque l’on parle d’humour dans la presse notamment quand celui-ci est moqueur.

Ainsi nous allons nous demander au cours de notre étude comment pouvons-nous caractériser, au sein de la sphère de l’information, les relations qui existent entre information et humour.

Afin de répondre à ce questionnement, nous verrons dans un premier temps la fonction de l’humour dans l’information en insistant sur les prémisses de l’humour dans l’information en faisant un bref historique de la caricature dans la presse écrite et audiovisuelle. Nous nous attarderons également sur le rôle que joue l’humour dans la mise à distance de l’actualité et dans la critique du monde politique et journalistique. Dans une seconde partie nous nous attarderons sur les limites de l’humour dans l’information en nous intéressant tout d’abord à la réglementation qui régit la liberté d’expression. Ensuite, nous mettrons en exergue les limites d’ordre déontologique et moral de l’humour dans l’information. Puis nous achèverons notre réflexion en montrant dans quelle mesure la satire peut-elle devenir de la désinformation.

I. La fonction de l’humour dans l’information

A. Les prémisses de l’humour dans l’information : bref historique et visées de la caricature dans la presse et audiovisuelle

  • Bref historique de la caricature de presse :

Avec la proclamation de la IIIe République, les années 1870 à 1940 marquent une période exceptionnelle pour la presse et la caricature, notamment grâce à l’apparition de la photogravure qui permet l’intrusion de la caricature dans les quotidiens d’information. Il y a prolifération de titres tous très divers dans les opinions représentées. 3800 journaux commencent à paraître dont près de 250 satiriques. Certains ne survivent que quelques mois. Les périodiques comprennent que publier des dessins dans leur colonne attire des lecteurs, ils créent alors les suppléments illustrés. Plusieurs journaux reposant sur la popularité de dessinateurs naissent, tels que La CaricatureLe Chat Noir, et Le Rire avec des dessinateurs célèbres comme Caran d’Ache, Robida, ou Daumier.

La liberté d’expression profite aux journaux grivois qui se permettent des dessins obscènes, sans aucun tabou. Les curés, les juifs, les patrons sont tous maltraités avec la même virulence. Les premiers journaux à tendance anarchique voient aussi le jour dont L’Assiette Au Beurre en 1901. Résolument politique, il aborde l’anticléricalisme, les militaires, la police, les bourgeois ou encore le gouvernement de Clémenceau, et soutient la révolution russe et les luttes syndicales.

L’affaire Dreyfus divise les dessinateurs, entre dreyfusards et antidreyfusards.

Avec la Première Guerre mondiale, de nombreux journaux humoristiques et satiriques comme l’Assiette Au Beurre disparaissent, car l’humeur n’est plus à l’ironie et il existe des difficultés à publier (transports complexes et manque de papier). Ceux qui continuent font face à la censure. Avec les premières victoires militaires apparaissent des dessins propagandistes qui vantent les mérites des poilus et se moquent des allemands.

Pour contrer cet esprit cocardier et militariste, naît Le Canard Enchaîné, le 10 septembre 1915, qui se bat contre L’écho de Paris, La Victoire, et L’action française.

Avec la Seconde Guerre mondiale, la censure est de retour, puis l’arrivée de Pétain au pouvoir stoppe la publication de caricatures, exception faite des propagandes antisémites et anti-anglais.

Avec la Libération et face au développement du cinéma, de la photographie et de la télévision, le seul journal véritablement satirique qui survit est Le Canard Enchaîné.

Le Général de Gaulle est une cible privilégiée des caricaturistes. Face à lui, en guise de contre-pouvoir, émergent de nouveaux journalistes d’opposition qui utilisent le dessin : L’ExpressSiné Massacre (qui en neuf numéros doit faire avec neuf procès), Hara-kiri Mensuel (1961) qui devient hebdomadaire en 1969.

Avec Mai 68, les dessinateurs s’engagent et renforcent la mobilisation. Siné et Wolinski fondent l’Enragé, qui devient Charlie Hebdo et qui malgré les risques judiciaires, représente cette nouvelle revendication de vivre autrement qui règne dans la jeunesse après 1968.

Quelles sont les visées des caricatures dans la presse ? D’abord le dessin caricatural a pour objectif d’essentialiser une situation de façon à ensuite, exagérer avec humour une caractéristique spécifique de l’événement représenté.

Faire rire est la fonction principale, mai pas la seule : informer (c’est un message qui peut faire figure de nouvelle, à l’instar des dessins de Plantu dans le monde), distraire (il y a l’effet bande dessinée), éduquer (les caricatures sont souvent reprises dans des livres d’histoire par exemple), démystifier (démolir le mythe ou le prestige de certains personnages, les désacraliser), contester ou faire de la publicité.

  • Historique et visées de la caricature audiovisuelle :

En 1955 naît La Boîte à Sel, une émission dont le genre (actualité satirique) s’est développé dans les années 1970 avec Le Petit Rapporteur.

En 1985 Canal + lance la première émission satirique quotidienne, Coluche 1 faux, qui a pour objectif de parodier les journaux télévisés.

De 1982 jusqu’à 1995 se produit Le Bébête Show sur TF1, juste avant le journal de 20h. Il est d’abord calqué sur le modèle du Muppet Show américain puis devient éminemment politique (représentant les hommes politiques sous forme de marionnettes animalières).

De 1988 jusqu’à 2018 Les Guignols De L’Info sur Canal + parodient le journal de 20h de TF1 présenté par Patrick Poivre D’Arvor. Le rôle est la dénonciation constante de la démagogie, de la langue de bois et du double langage politique, tout en jouant sur la désacralisation des personnages publics.

B. Information et mise à distance de l’actualité

Aurélien Le Foulgoc[1] note qu’il y a eu ces dernières décennies une diversification des formes du traitement de l’actualité à la télévision, elles ont vu l’apparition du profil d’animateur-producteur et d’émissions se basant sur le charisme de l’animateur dont « l’identité professionnelle repose sur la capacité à agréger de l’audience »[2].

L’humour y est ainsi de plus en plus utilisé comme produit d’appel de ces programmes traitant de sujets d’actualité ou dans leur volonté de proposer une vulgarisation d’un sujet technique. Ce dernier point est particulièrement bien illustré par le late show hebdomadaire Last Week Tonight présenté par John Oliver sur HBO. Ce dernier y traite de sujets variés et parfois complexes comme le climat ou les élections italiennes et cela en faisant plus d’une blague toutes les deux minutes dans des segments qui peuvent durer jusqu’à vingt minutes. Ceci maintient l’attention du téléspectateur, l’empêche de s’ennuyer et créer une référence commune à tous les late show où la blague du présentateur provoque le rire quasi automatique du public comme le ferait une blague dans un sitcom.

Au sujet des deux programmes étudiés par l’auteur, celui-ci montre que bien que provenant d’univers à la base différents[3], ces derniers se trouvent dans une zone entre information et divertissement et ont beaucoup de similarités. Ils font tous les deux preuve de beaucoup de pédagogie en s’adressant directement au public et l’humour est un outil pédagogique permettant de retenir l’attention et aussi, cela a été évoqué plus haut, un outil de vulgarisation. Surtout, l’humour est pour tous les deux leur produit d’appel, la valeur ajoutée à l’information qu’ils diffusent, il permet de faire le lien entre vie quotidienne et vie politique, lien amplifié par les références permanentes à la pop culture. Ces outils sont utilisés pour délivrer une information mais celle-ci est bien entendu marquée politiquement, ces deux médias seraient marqués libéraux aux Etats-Unis mais The Daily Show with Trevor Noah va plus loin dans l’engagement politique puisque c’est un média ouvertement pro démocrate et plus particulièrement pro Hillary Clinton pendant les primaires et la campagne de 2016.

La constitution de l’humour en produit d’appel d’une vulgarisation transmettant un message politique se retrouve également dans d’autres univers que celui de la télévision. Ainsi pour son one man show « Vends deux places à Beyrouth », Jérémy Ferrari traite de sujets peu classiques dans un spectacle à but humoristique comme par exemple les bilans comptables de certaines ONG, ou du contexte de création de l’Etat islamique. Il délivre ainsi durant tout son spectacle un message engagé politiquement.

L’utilisation de l’humour dans le traitement de l’actualité peut permettre de faciliter le traitement d’évènements graves ou sombres en servant de catharsis et en libérant ainsi la parole. C’est le cas quand Jon Oliver traite du sujet des attentats du vendredi 13 Novembre 2015 à Paris, il le fait le dimanche soir suivant l’attentat la nouvelle est donc encore très fraîche et, ne disposant pas de nouvelles il se contente d’alterner entre insultes envers les terroristes et blagues vantant les mérites de la France. Le phénomène de catharsis est présent de façon plus courante et marquée dans le talkshow de Trevor Noah. Pour Aurélien Le Foulgoc cela est dû au fait que « les humoristes portent les sujets qu’ils incarnent sans aucune distance, hormis celle de l’humour. »[4]Ainsi Trevor Noah et les humoristes qui interviennent traitent des sujets qui les touchent personnellement, ce dernier va mettre la lumière sur les questions raciales et le racisme de l’administration Trump ou de Trump lui-même, des femmes porteront les questions liées au sexisme, tous à travers l’humour expriment leur détestation d’un candidat puis d’un président et d’une administration.

C. L’humour comme critique du monde politique et journalistique

  • L’humour, un moyen de moquer et ainsi critiquer les puissants

Il s’agit d’un des usages le plus fréquents de l’humour dans les médias. En effet, l’humour permet de se moquer des puissants et notamment des politiques. Il permet de se détacher du sérieux lié au rôle et au discours des politiques pour les tourner en dérision. C’est cette mise à distance qui permet la critique du monde politique et de ses acteurs.

Nous prendrons ici, pour illustrer cet usage de l’humour, l’exemple du Canard Enchaîné, un journal qui s’auto qualifie de “satirique” et dont la critique du monde politique repose sur l’humour. Le Canard Enchaîné traite avec dérision des événements en eux même sérieux et traités par les autres journaux avec sérieux. Ainsi, le journal met en place des procédés pour révéler l’aspect comique des discours et des actions politiques. 

Il joue notamment sur le décalage entre le discours et l’action politique en mettant en parallèle des propos précédemment tenus par les politiques et des réalités ou des faits actuels. Une importance toute particulière est pour cela donnée aux citations des responsables politiques mais celles ci sont toujours tournées en dérision. Ainsi, le discours politique est distancié du propos de celui qui le rapporte et le commente de façon satirique. Ceci vient mettre en doute et critiquer le message politique initial. 

Le Canard Enchaîné du 27 janvier 2010 rapporte ainsi au travers d’un article les phrases prononcées par le Président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, lors d’une intervention télévisée. Celles-ci sont systématiquement décrédibilisées par le commentaire du journaliste : “Pour le reste, il a rhabillé ses vieux slogans de campagne – « Il faut permettre aux gens de travailler plus » – ou ses élans d’autosatisfaction – « Convenez que nous avons sauvé l’industrie automobile française ». Un grand trémolo là-dessus à propos des retraites […] et notre omnicompassionnel estime avoir tout fait pour se montrer au plus près des Français en difficulté”

L’humour du Canard Enchaîné est également fondé sur un esprit humoristique qui lui est propre et noue un lien de connivence avec le lecteur. 

Cet esprit humoristique propre au Canard Enchaîné est marqué par un langage et un genre d’humour particuliers fondés sur des calembours, des métonymies, des abréviations, des jeux de mots et des inventions langagières. Pour exemple, dans son numéro du 9 octobre 2019, le journal titre :“Après le tueur de la Préfecture de police, un cas inquiète l’Elysée : Castaner présente des signes de ridiculisation !” 

Le discours satirique se construit ainsi semaine après semaine grâce à la réutilisation d’éléments de langage déjà employés. Cela permet d’instaurer entre le journal et ses lecteurs une relation de complicité et ainsi de créer une sorte de communauté d’initiés connaissant les codes et les références d’un humour qui demeure incompréhensible aux vulgaires. 

Le lecteur sait par exemple quand il voit apparaître le nom de “Jupiter”, que l’article en question parlera d’Emmanuel Macron du fait de l’utilisation récurrente, dans le Canard Enchaîné, de ce terme pour désigner l’actuel Président de la République, en référence au désir exprimer par ce dernier d’être un “Président jupitérien”. De même, lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, celui-ci est régulièrement appelé “Sarko” par l’hebdomadaire, une abréviation familière qui renforce le lien noué entre le lecteur et le journal qui emploient le même langage. 

  • L’humour, outil de critique des “confrères”

L’humour journalistique qui sert à critiquer les dirigeant prend aussi pour cible parfois, le monde même du journalisme, en en critiquant les travers. 

Dans son numéro du 2 octobre 2019, le Canard Enchaîné se montre par exemple moqueur et critique vis-à-vis de ses confrères. En effet, alors que tous les journaux rendent au travers de leur une, un hommage à Jacques Chirac suite au décès de ce dernier le 26 septembre, le Canard Enchaîné fait pour sa part le choix de reprendre, en page 4, toutes les affaires liées à l’ancien Président que le journal a contribué à révélées. Cet article, “Chirac et “Le Canard” : 35 ans d’histoire(s)”, est une critique adressée à la fois au monde politique mais aussi aux journalistes qui, à l’occasion de son décès, enjolivent l’image de l’ancien Président à outrance selon le Canard Enchaîné.

II. Les limites de l’humour dans l’information

A. Les limites de la liberté d’expression et le droit / la réglementation 

Il paraît pertinent de s’intéresser au droit encadrant l’humour dans l’information en se penchant tout d’abord sur l’évolution des lois encadrant la caricature dans la presse puisqu’aujourd’hui les lois encadrant les caricatures et l’humour sont les mêmes[5]. Même lorsque les droits de la presse commencent à être protégés, la caricature est encore indépendamment menacée. Ainsi sous la monarchie de juillet le censure est abolie par la carte ce qui constitue une victoire notable pour la liberté de la presse, cette dernière est cependant rétablie pour les gravures en 1835 par le ministre de l’intérieur Adolphe Thiers sous prétexte que « [la gravure] s’adresse au sens et [l’imprimé] à l’intelligence ». Cette justification se base ainsi sur un mépris du dessin et de l’humour. Les caricatures ont également été accusées de troubler l’ordre public et les lois sur la liberté de la presse de 1881 n’empêchent pas les poursuites judiciaires envers les caricaturistes puisque celles-ci sont encore possibles pour injure, outrage aux bonnes mœurs, offense au président de la république ou sur la base du droit à l’image. La lente amélioration du statut du dessin de presse se fait par la progression petit à petit de l’idée évoquée par Henri Schuermans en 1861 « Les personnages publics s’offrent à la critique comme l’artiste qui expose son œuvre »[6].

Aujourd’hui il n’existe pas en France de droit à l’humour, celui est cependant protégé comme corollaire du droit à la liberté d’expression garantie par la constitution et est donc encadré par les mêmes limites que sont l’atteinte à la vie privée, l’incitation à la haine raciale ethnique ou religieuse, la diffamation, l’injure ou l’apologie du terrorisme depuis 2014. Il bénéficie cependant d’aménagements spécifiques créés par le droit prétorien, c’est-à-dire la jurisprudence. Il est ainsi reconnu que l’humour est par nature irrévérencieux et que les limitations classiques de la liberté d’expression comme l’injure ou la diffamation sont donc plus amples dans le cadre de contenu humoristique. Ainsi l’humoriste Guy Bedos a été relaxé en première instance et en appel dans l’affaire qui l’opposait à Nadine Morano qu’il avait traitée de « conne » dans un de ses spectacles le tribunal ayant « notamment jugé que l’artiste était resté dans «la loi du genre» en tant que comique, et qu’il n’avait «pas dépassé ses outrances habituelles» »[7]La limitation est ainsi difficile à placer et elle se fait au cas par cas au fur et à mesure des décisions de justice. Comme pour la liberté d’expression l’appel à la haine raciale constitue une limite claire. L’injure elle ne doit pas viser de communauté dans son ensemble c’est une des différences entre les injures proférées par Dieudonné et celles de Guy Bedos. De manière générale la limite se fait souvent par des critères de bonne foi, où les juges estiment que les spectateurs doivent être clairement capables d’identifier qu’il s’agit de second degré, ici aussi les positions personnelles de Dieudonné n’ont pas plaidé en sa faveur dans son procès. 

À l’étranger le droit à l’humour varie suivant les pays, pour la CEDH : « L’expression humoristique, quelle que soit sa forme, participe […] de la liberté de communication des pensées et des opinions indispensables à une société démocratique« [8]. Aux Etats-Unis où la liberté d’expression est garantie par le premier amendement de la constitution, cette définition englobe des champs extrêmement larges allant jusqu’à couvrir les donations aux partis politiques et est quasiment sacré les humoristes ont un chant libre énorme.

B. Des limites d’ordre déontologiques et morales

  • L’humour est-il encore de l’information ? La critique de l’infotainment

Le terme d’infotainment provient de la contraction anglaise d’information (information) et entertainment (divertissement) et peut donc être traduit en français par le terme d’infodivertissement. L’infotainment et le traitement de l’information par l’humour qu’il comporte se sont répandus ces dernières années dans les médias. Hors, cette manière d’informer est accusée de nuire à la crédibilité du journalisme en faisant baisser les standards de rigueur et de qualité et de diminuer le sens critique de l’audience.

Dans un article publié en février 2016, “Comment le « Petit Journal » maltraite l’actualité internationale”, Acrimed critique sur plusieurs points le traitement réservé à l’actualité internationale dans cette émission d’infotainment :

  1. Des sujets sérieux noyés au milieu du divertissement

Acrimed souligne que mêler humour et information « sérieuse » pose ici problème car l’une des caractéristiques de l’émission est le rapide enchaînement des séquences qui portent sur des registres qui n’ont rien à voir entre eux. Cela engendre le risque de semer la confusion et de noyer les sujets sérieux au milieu du divertissement. Par exemple, le 8 octobre 2015, le sujet sur la situation en Syrie est précédé d’un reportage sur la campagne régionale de Jean-Yves Le Drian, alimenté de plaisanteries reprenant des clichés sur la Bretagne.

2. Un traitement humoristique appliqué à des sujets sérieux qui fait disparaître toute vocation informative

Le problème est amplifié lorsque les sujets internationaux eux-mêmes sont traités avec humour, par des raccourcis, des caricatures destinées à faire rire tout en prétendant informer. Le 15 septembre 2015, par exemple, un reportage est consacré à un meeting de Donald Trump, alors candidat à la primaire républicaine. Hors le contenu même de ce meeting n’est quasiment pas présenté : il n’occupe que 5 secondes sur un sujet de 5 minutes 30. La parole est surtout donnée aux électeurs de Trump qui sont tournés en dérision par les commentaires et le montage, ainsi que par les questions mêmes du journaliste qui leur demande de « définir Trump en un mot » ou de commenter les phrases chocs du candidat. Et une fois le reportage diffusé, Yann Barthès, le présentateur et Martin Weill, le journaliste, ironisent sur le physique de Trump. Le contenu est donc au final, tout en prétendant au départ l’être, très peu informatif.

  • L’humour, créateur de polémiques : un débat moral

3. Un temps de l’humour qui n’est pas concomitant au temps journalistique

À partir de quand peut-on rire d’un fait grave, d’un fait divers ? L’immédiateté de l’information semble incompatible avec la possibilité de rire de tout, tout de suite. On peut par exemple citer la polémique suscitée par la une de Charlie Hebdo en juin 2009 après le crash du vol Rio-Paris AF 447 : “228 disparus… 228 abstentions de plus aux européennes”. Il aurait selon certain fallu attendre pour rire de cet évènement mais le temps journalistique étant celui de l’immédiateté, si humour il y a dans le traitement de l’information, celui-ci est par conséquent aussi immédiat.

4. Un humour qui ne passe pas les frontières et dont peuvent découler des tensions diplomatiques

En 2012, les Guignols de l’Info laissent suggérer dans un sketch que les sportifs espagnols sont tous dopés, et cible plus particulièrement Rafael Nadal. Cette plaisanterie fait grand bruit dans la presse espagnole et a même des répercussions plus importantes : la Fédération espagnole de tennis menace de porter plainte, et le Roi d’Espagne, Juan Carlos, dénonce “l’imbécilité” des “Guignols”.

5. Discriminer sous couvert d’humour

Lors de la campagne présidentielle et à la suite de l’élection d’Emmanuel Macron, dans les médias, nombreuses sont les blagues jugées sexistes à avoir été faites sur l’âge de son épouse, Brigitte Macron. Juste après l’élection d’Emmanuel Macron, la une de Charlie Hebdo représente Brigitte Macron enceinte au côté de son mari, caricature ayant pour légende “Il va faire des miracles !”. Cette moquerie pointe en effet le fait que la première dame, trop vieille, n’est plus en âge de procréer.

Dans « Salut les terriens », talk-show présenté par Thierry Ardisson, le 20 mai 2017, l’éditorialiste Éric Brunet moque aussi l’âge de la première dame :
« Napoléon – Macron, il y a beaucoup de points communs. Bon, ils sont gérontophiles tous les deux… »

Un autre exemple bien connu d’un humour jugé discriminatoire est celui du journal Charlie Hebdo qui revendique son anticléricalisme en moquant régulièrement les différentes religions. On lui a en effet reproché, outre des critiques jugées irrespectueuses, de s’attaquer principalement à l’Islam.

Cette critique est contestée par une étude menée par deux sociologues, Céline Goffette et Jean-François Mignot, qui après avoir analysé les unes du journal de 2005 à 2015, montrent que les chrétiens sont davantage moqués que les musulmans : sur 523 unes, 21 moquent le Christianisme tandis que 7 seulement ont pour objet l’Islam.

Si quantitativement, il est donc prouvé que le journal se moque davantage du Christianisme que de l’Islam, reste le problème que les chrétiens, contrairement aux musulmans, ne sont pas en France une minorité discriminée. Le même problème se pose avec les blagues sexistes à l’encontre de Brigitte Macron et soulève cette question : Peut-on se moquer d’une minorité déjà discriminée au sein de la société de la même façon qu’on se moque des puissants ?

C. Quand la satire devient de la désinformation

Nous avons précédemment vu au cours de notre étude que les relations entre humour et information sont multiples et que les fonctions de l’humour dans l’information le sont également. De l’invention de la caricature jusqu’à aujourd’hui nous avons vu que l’humour dans l’information avait vocation à informer, éduquer, désacraliser mais aussi contester. Nous avons également vu quelles étaient les limites juridiques, déontologiques et morales de la presse. Face aux fonctions et aux limites de l’humour dans l’information nous pouvons affirmer que la satire occupe une position particulière. Comment la presse satirique peut-elle quelquefois désinformer ?

Nous pouvons ici définir la presse satirique comme une presse utilisant la moquerie comme moyen d’information et d’expression. Nous pouvons faire remonter la naissance de cette presse à la Révolution française et dater son essor en Europe et dans certains pays arabes au XIXème siècle.

Afin de savoir pourquoi les informations satiriques sont quelquefois prises au sérieux nous allons nous appuyer sur l’enquête d’étudiants et professeurs en communication de l’Ohio State University. Ces étudiants et chercheurs partent de l’affirmation de l’éditorialiste du National Review David French. Celui-ci critiquait l’enquête du site de fact-checking américain Snopes sur le site d’information satirique conservateur The Babylon Bee qui selon lui se référait à une “satire évidente”.

À partir de cette évidence énoncée par David French les étudiants et chercheurs de l’Ohio State University vont se questionner sur celle-ci en se demandant s’il est aussi aisé pour chacun de reconnaître une information satirique que pour David French. Pour cela, ils ont interrogé la population américaine sur de nombreux sujets qui mobilisent des informations véridiques ou fausses trouvées sur les réseaux sociaux. En réalisant cet interrogatoire ils se sont alors rendus compte que bon nombre des fausses informations ne provenaient pas de site mal informés ou aux intentions clairement exprimés de répandre des fausses informations mais davantage de site d’information satirique comme le site The Onion ou son équivalent français Le Gorafi.

Ainsi, les chercheurs et étudiants de l’Ohio State University en arrivent à la conclusion qu’il est très courant que les individus de la sphère publique prennent de la satire pour de l’information réelle. En effet, le personnage de “l’expert conservateur” joué par l’acteur Stephen Colbert dans l’émission télé satirique The Colbert Report est souvent considéré comme une source d’information réelle par le personnel politique conservateur américain.

L’une des conclusions de l’enquête est qu’il n’est pas aisé pour tous les citoyens américains de comprendre la satire dans certains articles de presse. Souvent les articles satiriques utilisent la même mise en page et le même ton que les articles d’informations “classiques”. Afin de saisir un propos satirique il faut connaître le sujet dont traite l’article. De plus la connaissance de la rhétorique politique est également essentielle afin de saisir le plus souvent le processus de hyperbolisation.

La question qui se pose alors ici est de savoir comment prévenir le lecteur de la portée satirique d’un article. Il existe notamment deux méthodes afin de signaler un contenu inexact sur les réseaux sociaux. La première est de signaler l’inexactitude d’un article par un message d’avertissement. La seconde est également de prévenir le lecteur via un message qui lui signale la portée satirique d’un article. La seconde s’est révélée particulièrement efficace et a été adoptée par les sites Facebook et Google News. Afin d’illustrer notre propos nous pouvons prendre l’exemple du New Yorker avec sa chronique satirique “Borowitz Report” qui est signalée sur le site Google Actualités comme “contenu satirique”.

Cependant, cette mesure reste sur Facebook au stade de l’expérimentation. De plus, nous pouvons nous demander si cette guerre menée contre les fausses informations ne risque pas d’affaiblir la presse satirique pouvant conduire même jusqu’à sa disparition. Le chercheur en sciences de l’information et de la communication de l’université de Nantes, Olivier Ertzcheid, nous rappelle pour penser cette interrogation, que Facebook est avant tout une entreprise commerciale qui “veut constituer une audience segmentable à volonté au service d’intérêts d’annonceurs et il y a pour cela besoin de contenus suscitant de l’engagement” qui est une mission pleinement accomplie par les sites de désinformation diffusant des fake news.

Ainsi, pour se protéger des fausses informations et pour faire perdurer une presse satirique qui ne conduit pas à la désinformation des lecteurs, la solution semble la responsabilité de chacun de vérifier ses informations et leurs sources via des outils destinés à cette fonction. Nous pouvons notamment citer l’outil Décodex lancé par Le Monde en février 2017 qui vérifie la fiabilité d’une source diffusant une information.

Conclusion

Les relations entre humour et information sont multiples et démontrent une alliance presque indispensable. Depuis l’invention de la caricature jusqu’aux plus récentes occurrences de l’humour dans l’information, les visées sont multiples : informer, éduquer, désacraliser ou contester, mais aussi mettre à distance l’actualité pour mieux distraire. Enfin, il sert à critiquer le monde des puissants, autrement dit le monde politique, ainsi que le monde journalistique. Cependant l’humour a ses limites. Elles sont d’ordres juridiques déontologiques et morales. En outre, la satire prête à confusion et mène parfois à de la désinformation.

Par conséquent, le rire est une arme très puissante, qui présente une sorte de vérité qui dérange, et cela comporte des risques pour les artistes comme pour leurs fans, à l’instar de l’attentat de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015…Comment en tant qu’humoriste ou caricaturiste faire face à ces risques actuels ?

Clotilde Girault, Chloé Margas, Delphine Soulier, Louis-Nicolas Dubourg

— Notes de bas de page —


[1]Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Cergy-Pontoise, communication politique, usages des médias, pratiques journalistiques, transformation et circulation des contenus, sociologie des médias.

[2]Le Foulgoc, A. (2017). Aux marges de l’information, de Quotidien au Daily Show with Trevor Noah, étude comparative pendant les campagnes électorales françaises et américaines.Télévision, 8(1), 115-133.

[3]The Daily Show with Trevor Noah se situe traditionnellement dans le champ humoristique, l’émission est diffusée sur Comedy Central et son présentateur est comédien de carrière. Quotidien comme son nom l’indique est plus attaché au monde journalistique comme c’était le cas de son prédécesseur Le Petit Journal, Yann Barthès est journaliste et s’entoure d’autres journalistes.

[4]Ibid

[5]Frédérique Gras, avocat au Barreau de Paris – La tradition française de protection des caricatures.LEGICOM, 55(2) 2015

[6]Code de La Presse (1861) Henri Schuermans

[7]Nadine Morano traitée de «conne» : Guy Bedos de nouveau relaxé Par Anthony Capra dans Le Parisien 02 août 2016

[8]Le « droit à l’humour » et la Cour européenne des droits de l’Homme Lyn François dans Legipresse

— Bibliographie —

Ducher Ambroise et Lizé Marion, La Fabrique de l’Info, “LOL (L’information Ou L’humour)”

Garrett R. Kelly, Bond Robert et Poulsen Shannon, “Pourquoi les informations du Gorafi sont parfois prises au sérieux”, 10 septembre 2019

Goffette Céline et Mignot Jean-François, “Non, « Charlie Hebdo » n’est pas obsédé par l’islam”, Le Monde, 23 février 2015

Gras, F. (2015). La tradition française de protection des caricatures. LEGICOM, 55(2), 17- 27. doi:10.3917/legi.055.0017

Halloy Didier, « Décryptage satirique », Études de communication [En ligne], 43 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014

Le Foulgoc, A. (2017). Aux marges de l’information, de Quotidien au Daily Show with Trevor Noah, étude comparative pendant les campagnes électorales françaises et américaines. Télévision, 8(1), 115-133

Perrenot Pauline et K. Aurore, “Brigitte Macron et la litanie sexiste des médias”, Acrimed, 5 Juin 2017

Salingue Julien, “Comment le « Petit Journal » maltraite l’actualité internationale”, Acrimed, lundi 1er février 2016

Sénécat Adrien, “Les sites parodiques, du rire à l’intox”, Le Monde, 25 octobre 2017e

Thivillion Séverine, thèse portant sur “La caricature dans les médias”

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