« Je suis très fatigué ». Ce 16 janvier 1979, Mohammad Reza Pahlavi embarque dans un Boeing 707 qui le conduira à Assouan, en Égypte. Conspué, honni, il sait qu’il ne rentrera jamais dans son pays. « Shah raft » – le Shah est parti.
S’en suivent 18 mois d’exil à la rencontre des quelques États alliés sur lesquels il peut encore compter (Maroc, Bahamas, Mexique, États-Unis, Panama). Brutalement, pourtant, il est terrassé par un cancer lymphatique, au Caire, si proche de son pays natal.
Avec lui, c’est 2500 années d’histoire qui s’achève.
Les Pahlavi, la dernière dynastie perse
La Dynastie des Pahlavi débute en 1925, suite à la prise de pouvoir d’un officier cosaque, Reza Savad-Koohi, contre l’autorité faiblissante du pouvoir Qadjar. Devenu successivement Chef des armées, ministre de la Guerre et Premier ministre au sein du gouvernement, Reza Savad-Koohi reçoit l’appui du Parlement iranien qui destitue le dernier Qadjar et lui octroie le titre de souverain.
En 1926, il est couronné empereur et prend le nom de Reza Pahlavi – un nom évocateur qui renvoie à l’imaginaire héroïque de l’empire (le pahlavi étant le nom donné au perse mineur, c’est-à-dire la langue anciennement utilisée en Fars). Son caractère particulièrement affirmé en fait une personnalité imposante et un leader naturel qui contraste avec l’image des derniers souverains Perses soumis au jeu des puissances étrangères.
Reza Pahlavi est ambitieux, il souhaite engager la Perse sur la voie de la modernisation et s’inspire pour ce faire, de la politique occidentaliste menée par le Président turc, Mustafa Kemal Atatürk. Laïcisation, droit de vote accordé aux femmes, égalité des sexes… ces projets révolutionnaires dans un État sous-développé doivent toutefois respecter la voie parlementaire avant d’être approuvés. Pourtant, le nouveau souverain perse décide de passer outre l’avis du Parlement et préfère légiférer abruptement, quitte à réprimander les contestations qui éclatent dans le pays – surtout lorsqu’elles émanent du clergé.
Son pouvoir s’assombrit encore lorsqu’il s’intéresse au projet mystificateur de la race arienne véhiculé par les linguistes allemands, et repris à son compte par l’Allemagne nazi. Établissant un lien entre aryanité et iranité, il fait changer, en 1935, le nom de la Perse en « Iran ». C’est cette proximité avec l’Allemagne nazie qui engendrera, en 1941, l’envahissement de l’Iran par l’URSS et de l’Empire britannique. En conséquence, Reza Shah est obligé de fuir l’Iran pour s’établir en Afrique du Sud. Il meurt à Johannesburg en 1944, d’une crise cardiaque.
À l’ombre des intérêts occidentaux
Les Alliés placent à la tête du pays son jeune fils de 21 ans, Mohammad Reza. D’une nature réservée, il a reçu une éducation en Suisse, à Genève, et avait, depuis ses 12 ans, le grade de colonel dans l’armée impériale.
Dans un premier temps, il adopte une posture plus ouverte envers le clergé que celle de son prédécesseur et offre au Parlement la possibilité de légiférer plus démocratiquement. Mais rapidement, le nouveau Shah est confronté aux convoitises des puissances occidentales sur son empire. Les Russes ont utilisé le nord de l’Iran pour ravitailler leurs troupes au cours de la Seconde Guerre mondiale. Depuis, ils supportent les velléités séparatistes kurdes et azéries pour installer des gouvernements autonomes pro-russes. Ils s’emparent même des puits de pétrole au nord de l’Iran pour fournir un appui financier aux regroupements politiques en place. Ils sont appuyés dans leurs démarches par le parti communiste iranien Tudeh, qui, depuis sa création en 1941 et l’accession de 9 de ses représentants au Majlis, souhaite voir l’Iran s’affranchir de l’impérialisme occidental qui divise le pays depuis le XIXe siècle. L’alliance avec l’Union soviétique est tout autant un opportunisme qu’un écho à la pensée marxiste qui fonde son activisme politique.
En 1946, Mohammad Reza doit restaurer son autorité sur les territoires séparatistes et menace d’intervenir militairement pour chasser les troupes de Staline. Si l’armée russe se retire après une intense activité diplomatique (supervisée par le Conseil de sécurité des Nations unies), cette confrontation permet de tester l’influence de l’URSS dans la région, et annonce les prémices des conflits d’influence de la Guerre froide. Elle offre également au Tudeh une tribune en dehors des cercles intellectuels iraniens, lui qui se veut être le héraut de l’expression de demandes populaires (égalité de salaire entre hommes et femmes, l’établissement de congés de maternité d’une durée de deux mois, etc.). C’est ainsi que leur proposition de nationaliser les puits de pétrole pour acquérir une indépendance complète vis-à-vis des puissances étrangères, est régulièrement mis en avant lors des sessions parlementaires.
L’Iran dispose en effet des 4esréserves mondiales prouvées. Elles sont depuis 1908, entre les mains de l’entreprise AIOC (Anglo-Persian Oil Company) – les gisements ayant été découverts par l’anglais William Knox d’Arcy. La répartition des bénéfices liés à l’exploitation des hydrocarbures avantage la couronne britannique, et le Parlement iranien souhaite renégocier les concessions pour obtenir un accord plus équitable. L’échec des pourparlers pousse le Parlement à proposer la nationalisation des puits de pétrole, comme souhaité par le Tudeh. Pour mener à bien cette réforme, un nouveau premier ministre est choisi en 1951 : Mohammad Mossadegh.
Les Britanniques dénoncent cette décision et décrètent un embargo sur le pétrole iranien. Dans le même temps, ils en appellent à l’administration américaine pour arbitrer ce conflit, soulignant l’influence nocive du parti communisme sur la vie politique iranienne.
Les États-Unis ne prendront la décision d’intervenir qu’en 1953. Pour ce faire, ils montent une opération secrète visant à destituer Mossadegh. Elle porte le nom d’opération AJAX. L’objectif est de permettre à la CIA d’infiltrer l’Iran pour procéder à l’arrestation du Premier ministre.
Dans les faits, si la destitution a bien lieu, l’influence réelle des États-Unis est à relativiser. Durant l’exercice de son pouvoir, Mossadegh cherche à court-circuiter l’autorité du Shah. Il déclenche ainsi une confrontation au sein du parlement ; querelles de partis qui se propagent dans les rues. En réponse, l’exercice de l’État se fait de plus en plus autoritaire, et devant cette situation le Shah décide de quitter Téhéran pour s’établir sur la Caspienne. De là, il ordonne le renvoi de Mossadegh. Pour Mossadegh, seul le Parlement peut organiser un vote visant à nommer un nouveau Premier ministre. La crise constitutionnelle qui s’en suit et la mobilisation du clergé pour contester ses décisions politiques sont autant à mettre au crédit de la déposition de Mossadegh que l’opération instiguée par la CIA.
De fait, le régime de Mohammad Reza Pahlavi se durcit. La CIA et le Mossad organisent la création d’une police secrète aux ordres du Shah : la SAVAK.
Isolé jusqu’à la fin
Pendant 20 ans elle terrorise les Iraniens, procède à des arrestations aléatoires et enferme les opposants politiques du Shah. Avec cette période s’amorce progressivement l’enfermement du régime des Pahlavi. Plusieurs décisions entraîneront sa chute.
D’abord, en 1963, lorsque le Shah entreprend une série de réformes sociales, que l’on nomme la « Révolution blanche » : il octroie des terrains agricoles achetés au prix fort à leurs propriétaires issus de l’aristocratie iranienne pour les revendre aux plus pauvres à des prix dérisoires – ces derniers les revendent à leurs propriétaires initiaux et profitent de l’argent pour migrer en ville. Il donne également le droit de vote aux femmes. Cette dernière décision soulève l’ire des étudiants religieux qui, dans la ville de Qom, manifestent contre le pouvoir immoral du Shah. En réponse, c’est l’armée qui intervient et réprime, dans la violence, les manifestations. Ces exactions sont dénoncées par un religieux qui gagne peu à peu la sympathie du peuple : Rouhollah Khomeiny. Sa voix discordante le contraint l’année suivante à l’exil, d’abord en Turquie puis en Irak d’où il fait parvenir des enregistrements sur cassette aux Iraniens qui le soutiennent. Elles s’échangent sous le manteau, et ont pour objectif de discréditer toutes les décisions politiques du Shah.
Ensuite, le Shah organise les 2500 ans de l’Empire perse dans la cité antique de Persépolis. À cette occasion, il convie les dirigeants, rois et reines, princes et princesses des pays alliés pour célébrer la puissance de l’Iran. Le faste bat son plein, ce qui n’empêche pas les convives d’être frappés par la pauvreté des villages qui entourent Persépolis.
Par ailleurs, le choc pétrolier de 1973 frappe les alliés de l’Iran qui réduisent leurs achats de pétrole en raison des prix trop élevés. Conséquence, l’Iran connaît une grave crise économique. Jusqu’alors, les royalties tirées du pétrole servaient à importer des produits étrangers, au détriment d’une production nationale. Les bazars, c’est-à-dire les lieux dans lesquels les Iraniens vont acheter leurs biens de consommation, sont directement impactés. Une contestation soutenue par le clergé conduit peu à peu le peuple à s’opposer au Shah. Coût de la vie et inégalités persistantes sont avancés (certaines minorités sont largement avantagées : chrétiens, juifs ont accès à une meilleure éducation que les chiites).
D’un autoritarisme à l’autre
À chaque occasion donnée, l’Ayatollah Rouhollah Khomeiny ne manque pas de condamner le Shah qu’il accuse de livrer l’Iran aux puissances étrangères. Sa cote de popularité ne cesse d’augmenter, et, lorsque le Shah commande un article injurieux à son encontre, sa publication dans le quotidien iranien Etelatentraîne la colère de ses partisans et des étudiants en théologie, qui, depuis Qom, s’invitent dans les rues pour protester contre le régime. Ces manifestations sont réprimées dans le sang. La SAVAK sévit. Bientôt, les victimes sont portées en martyre par la foule qui s’amasse et demande la destitution du Shah.
Une coalition édifiante se forme. Elle rassemble l’ensemble des forces contestataires du pouvoir Pahlavi : islamistes radicaux, étudiants, républicains, libéraux et laïcs manifestent dans tout l’Iran pour demander la fin du régime autoritaire du Shah. Cette fois ce sont des « mort au Shah » qui sont scandés par une population galvanisée.
Acculé, menacé, le Mohammad Reza Pahlavidécide de quitter l’Iran, contraint à l’exil après 37 ans de règne. Depuis sa résidence de Neauphle-le-Château, Khomeiny félicite le peuple iranien pour « cette première étape » vers la « victoire« [1].
Le 1er février, il atterrit en Iran, accueilli par des milliers de partisans venus célébrer leur libérateur. Avec lui, un nouveau chapitre de l’Iran moderne s’écrit, une matinée de 1979.
Thomas Alves-Chaintreau
— À voir —
- Persépolis, Marjane Strapi et Vincent Paronnaud (2007)
- Hannah Darabi, Rue Enghelab, La Révolution par les Livres, Iran 1979-1983, au BAL (10 janvier – 11 février)
[1]Le départ du chah d’Iran, vu par l’AFP en 1979, La Croix, 14 janvier 2019