Le 19 mai prochain marquera le 8e anniversaire de la fin de la guerre civile sri-lankaise. Ayant duré plus d’un quart de siècle — de 1983 à 2009 — et entraîné la mort de plus de 100 000 personnes, elle constitue un conflit majeur, mais oublié, d’une région familière des violences armées. L’intérêt de l’opinion publique et de la communauté internationale pour l’Asie du Sud s’arrête en effet souvent aux sempiternelles rivalités indo-pakistanaises, avec ses ramifications cachemiries ou afghanes. Pour ce qui est du reste du sous-continent, sa couverture est aujourd’hui proportionnelle à la menace « djihadiste » qui y couve. Exit donc les questions sri-lankaises ou népalaises trop complexes, délaissées au profit d’un traitement de choc du Bangladesh et du Pakistan, nouveaux incubateurs de la menace terroriste globale.
Pourtant, s’intéresser au Sri Lanka alors que le pays se cherche un avenir à la suite de décennies de luttes fratricides et de déconstruction nationale, c’est se pencher sur les enjeux communs aux situations d’après-conflit : besoin de réconciliation et de justice, reconstruction et légitimité de l’État-nation, recomposition identitaire et mémorielle, désir d’un devenir partagé. Sur tous ces sujets, le Sri Lanka tente de trouver une voie médiane et unificatrice, parcours difficile alors qu’extrémistes et revanchards attisent les braises de violences à peine éteintes.
Se pencher sur le cas sri-lankais, c’est aussi voir l’histoire s’écrire et prendre des tours insoupçonnés, au gré des secousses politiques, de la consolidation de l’autoritarisme au sursaut démocratique, de l’ethnicisation de la société à l’impératif de réconciliation nationale.
À la croisée des îles
Au sortir de la guerre civile, l’île de la sérendipité[1] était exsangue. Le pays venait de connaître 26 années de conflit armé, remodelant durement la société sri-lankaise. Les fondements religieux, ethniques et politiques du pays avaient été secoués, la guerre civile conduisant progressivement à un durcissement des appartenances communautaires, selon le processus classique « avec moi ou contre moi ». Ainsi la neutralité, la fluidité des identités et des rapports sociaux n’étaient plus de mise. D’un côté se trouvait l’État sri-lankais, déterminé à imposer une vision ethnonationale où les Cinghalais occuperaient une position dominante dans la vie politique et économique du pays, à la mesure de leur poids démographique prépondérant[2]. De l’autre côté, les Tamouls, minoritaires[3], mais choyés par l’administration coloniale britannique (en application du vieil adage « diviser pour mieux régner »), se sont rapidement sentis marginalisés dans un Sri Lanka indépendant favorisant ouvertement la population cinghalaise.
En 1948, alors que le drapeau du Lion était tout juste hissé sur les bâtiments publics, le nouveau gouvernement promulguait une loi visant à restreindre la citoyenneté pour certaines populations tamoules[4] ; moins de 10 ans plus tard, en 1956, le Sinhala Only Act faisait du cinghalais la seule langue officielle ; enfin en 1972 une nouvelle constitution était approuvée, qui accorde au bouddhisme une place primordiale, l’État se faisant un devoir de promouvoir et protéger cette religion[5].
Moins de trente ans après l’indépendance du Ceylan britannique, l’État postcolonial sri-lankais avait réussi à instaurer des fractures profondes entre les deux principales communautés de l’île. La politique « racialiste » de la majorité cinghalaise était parvenue à aliéner la population tamoule, qui s’estimait discriminée dans l’accès aux emplois publics, l’éducation, la santé et la vie économique du pays[6].
En conséquence, les tensions entre Tamouls et Cinghalais se faisaient plus fréquentes, les premiers se dotant d’organisations politiques toujours plus extrémistes tandis que les seconds disposaient de la puissance d’un appareil d’État centralisé. En 1983 plus d’un millier de civils périrent à la suite d’émeutes organisées par la population cinghalaise à l’encontre de la minorité tamoule, événements qui allaient servir de catalyseur d’une guerre civile enflammant rapidement le pays.
Le LTTE, quelle libération ?
Les régions tamoules du nord et de l’est tombent alors sous la coupe des Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (LTTE), organisation politico-militaire créée en 1976, qui prône la formation d’un État tamoul indépendant, l’Eelam, dans les régions à majorité tamoule. Le LTTE va dominer la scène séparatiste durant tout le conflit, éliminant systématiquement tout mouvement politique rival et s’enracinant durablement au cœur de la communauté tamoule. Cela passera par des mécanismes de coercition traditionnels (encadrement et embrigadement militaire, des enfants-soldats en passant par des brigades féminines), mais également par la mise en place de services sociaux (écoles, hôpitaux, administration) et enfin par la mobilisation de la diaspora tamoule dans le cadre d’un soutien financier et militaire (fourniture d’armes).
Face à cette stratégie de domination tous azimuts menée par les LTTE, le gouvernement sri-lankais semble longtemps la partie la plus faible du conflit. Véritable État dans l’État, Les Tigres sont en effet terriblement efficace sur le plan stratégique et opérationnel, combinant d’une part une structure militaire classique dans les zones sous leur contrôle (force militaire professionnelle et permanente, y compris avec ses composantes aériennes et marines[7]), capable d’affronter l’armée sri-lankaise ; d’autre part, des forces irrégulières[8] menant des opérations terroristes contre des cibles civiles, portant la guerre sur tout le territoire et forçant le gouvernement à disperser ses moyens. Le conflit devient bientôt total et le tourbillon des combats, des attentats et des représailles en retour s’installe durablement sur l’île, pendant que la société apprend à vivre sous un régime policier : militarisation accrue de l’espace public, lois antiterroristes, état d’urgence.
Des acteurs extérieurs se greffent au chaos ambiant : en 1987, l’Inde intervient en dépêchant une force d’interposition (Indian Peacekeeping Force, IPKF) de plusieurs dizaines de milliers d’hommes dans le nord du pays, alors sous contrôle des Tigres. Durant quatre années, l’armée indienne connut ici son Vietnam, aux prises avec l’hostilité d’une population acquise à la cause du LTTE, ces derniers harcelant les forces indiennes venues initialement pour les désarmer. Ne voyant pas d’issue au conflit, le gouvernement indien décide de retirer l’IPKF piteusement en 1991. Les Tigres ne pardonneront pas cette trahison[9] indienne, réussissant par la suite un coup d’éclat avec l’assassinat en 1991 de Rajiv Gandhi, premier ministre à l’origine du déploiement de l’IPKF.
Deux ans plus tard, c’est au tour du premier ministre sri-lankais Ranasinghe Premadasa d’être assassiné par un commando suicide du LTTE. La violence institutionnalisée se mue en routine, et le pays s’enfonce dans une guerre sans issue. Malgré les offensives gouvernementales, les Tigres continuent de diriger leur proto-État dans le Vanni, au nord du pays. Devant cette impasse, les forces en présence s’accordent à minima sur la signature d’un cessez-le-feu, qui entre en vigueur à la fin 2001.
Celui-ci ne règle rien toutefois. Les Tigres tamouls n’ont pas abandonné leur projet d’un Eelam indépendant, que ce soit par la force ou par les urnes. Or la vision d’une île fragmentée apparaît inacceptable pour la majorité cinghalaise : l’intégrité territoriale du Sri Lanka ne saurait être remise en question. Chaque camp s’attend donc à un retour des hostilités ; elles arrivent dès 2005 par la victoire électorale du candidat Mahindra Rajapaksa, nationaliste cinghalais partisan d’une ligne dure face aux séparatistes tamouls.
Pour l’ultime et dernière fois, les armes vont parler. Elles n’allaient se taire qu’au printemps 2009, lorsque l’armée sri-lankaise acheva la conquête des derniers bastions territoriaux des Tigres tamouls. Cette dernière phase de la guerre civile sera la plus brutale, la plus meurtrière. Il s’agit en effet pour Mahindra Rajapaksa d’éradiquer définitivement toute lutte séparatiste violente chez les Tamouls. L’heure est à l’annihilation totale du LTTE, possible grâce à une armée sri-lankaise modernisée et renforcée depuis le début du mandat de M. Rajapaksa.
L’escalade du conflit est surtout sensible durant les derniers mois de la campagne, où l’armée bombarde sans relâche les derniers réduits tamouls, y compris des zones « protégées » dans lesquelles les civils avaient trouvé refuge. Ces massacres de masse marquent la partie la plus sombre du conflit : selon l’ONU, pas moins de 40 000 civils ont péri durant ces ultimes offensives gouvernementales, chiffre à mettre en parallèle avec le bilan total de 100 000 victimes depuis 1983. À cela il convient d’ajouter les centaines de milliers de civils déplacés et regroupés dans des camps d’internements sous contrôle militaire.
Une lente réconciliation
En mai 2009, la guerre civile qui avait déchiré le pays depuis trois décennies venait de prendre fin. Le plus dur restait néanmoins à accomplir : la construction de la paix. Au plus fort du conflit, près d’un million de Sri-Lankais furent des déplacés internes et 500 000 avaient choisi le chemin de l’exode, en Occident ou ailleurs en Asie. Le tissu social du pays était ravagé : militarisation et ethnicisation de la société, régions entières détruites, surtout dans le nord-est, défiance entre communautés.
La tâche incombait donc au président Rajapaksa d’unir le pays sur des bases nouvelles, où Tamouls et Cinghalais pourraient se pardonner, croire en la justice, l’État de droit, le développement national et embrasser la diversité de leur terre. Hélas, Mahindra Rajapaksa utilisa les fruits de la victoire pour affermir un règne personnel, marqué par la corruption et le népotisme[10], sur fond d’ethnonationalisme exacerbé. Des groupes extrémistes bouddhistes tels que le Bodu Bala Sena (BBS) furent ainsi encouragés à instiller un climat de haine envers les minorités, principalement musulmanes. Dans les régions tamoules, les dividendes de la paix se faisaient attendre. La reconstruction nationale céda rapidement la place à la mise en coupe réglée du Nord par l’armée : populations déplacées, accaparement foncier par l’armée pour y faire venir des populations cinghalaises, construction de temples bouddhistes, présence renforcée de la bureaucratie nationale. L’ancien territoire des Tigres se mua en terre de conquête, étape indispensable de la « cinghalisation » de l’île.
Si les dividendes de la paix furent donc invisibles pour certaines communautés, il en allait différemment sur le plan international : retour du tourisme et des investissements étrangers, rapprochement avec la Chine et position pivot en Asie du Sud. La croissance atteignait des records, dépassant même celle de l’Inde voisine. Mahindra Rajapaksa faisait figure de nouvel homme fort dans la région, dirigeant inamovible jouant sur le chauvinisme cinghalais et son statut de chef de guerre pour asseoir sa popularité.
Certain de son aura, Mahindra Rajapaksa appela à des élections anticipées pour le mois de janvier 2015, 10 ans après sa première prise de fonction comme président. Sa pratique autocratique et clanique du pouvoir éroda sa base électorale chez les Cinghalais, tandis que les minorités votèrent en bloc pour son opposant, Maithripala Sirisena.
Ce dernier remporta les élections anticipées, mettant ainsi fin à près d’une décennie de mainmise des Rajapaksa sur l’appareil étatique. La victoire du nouveau président pouvait apparaître comme étant favorable à la communauté tamoule. Pourtant, derrière ses habits neufs, M. Sirisena fut durant de nombreuses années un loyaliste du clan Rajapaksa, faisant défection quelques mois seulement avant les élections en emmenant avec lui une partie de la classe politique nationale.
Le Sri Lanka de M. Sirisena n’est pas celui de la démocratie transparente et d’un retour à l’harmonie civile et à l’union nationale. Le président s’est assuré de sa victoire en donnant des garanties aux organisations bouddhistes extrémistes, promettant de ne pas revenir sur la position privilégiée de cette religion dans la constitution. Aussi, alors que les consultations vont actuellement bon train pour rédiger une nouvelle loi fondamentale, notamment auprès des populations tamoules, rien n’indique que le caractère unitaire et bouddhiste de l’État ne soit questionné.
Dans la perspective d’une concorde entre communautés, il apparaît toutefois primordial de s’accorder sur la création d’un État largement décentralisé, de type fédéral, afin que les populations tamoules puissent se sentir complètement intégrées à la nation sri-lankaise. Tant que celle-ci restera identifiée à la communauté cinghalaise majoritaire et que l’appareil d’État restera le véhicule de la domination de cette communauté, un Sri Lanka apaisé et stable ne pourra émerger.
Maithripala Sirisena a en outre bloqué toute avancée du côté des crimes commis par l’armée srilankaise à la fin de la guerre, une enquête ayant été demandée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Un travail de justice restauratrice reste pourtant un préalable indispensable pour que la paix soit durable. Si, dans les faits, le gouvernement a bien créé plusieurs commissions de type « vérité et réconciliation », celles-ci font autant des gages donnés à la société civile que de véritables instruments visant à réparer les torts.
Au-delà d’un véritable sursaut démocratique et libéral, l’ère Sirisena semble surtout être l’occasion d’un règlement de compte entre les différentes factions de l’appareil d’État sri-lankais, le gouvernement passant plus de temps à ouvrir des enquêtes sur les membres de la famille Rajapaksa qu’à améliorer le sort des populations les plus vulnérables.
Dans cette optique, on ne peut que saluer l’arrestation pour corruption du frère de Mahindra Rajapaksa, mais ces affaires individuelles fortement médiatisées masquent d’autant plus le chemin à parcourir pour que le pays prenne la voie d’une réconciliation pérenne. À Jaffna, plus grande ville du nord, peuplée majoritairement de Tamouls, 90 % des policiers sont Cinghalais ; les circulaires gouvernementales sont également en cinghalais. Partout ailleurs, il reste encore difficile pour un Tamoul d’utiliser des services publics historiquement conçus pour les Cinghalais. Dans la justice, l’éducation, la santé, ce sont des décennies de politiques ethniques qui sont à revoir. Si les pratiques changent, le progrès est lent — il a fallu attendre 2014 pour que les cartes d’identité deviennent bilingues, tout comme les billets de banque — et dépend largement de la volonté du pouvoir et de la société cinghalaise d’opérer des compromis. L’abandon de son statut de communauté « favorisée » est certes difficile à accepter, mais accorder une place juste aux Tamouls[11] — ainsi qu’aux autres minorités — n’est pas qu’une question de fierté blessée ou d’honneur bafoué, c’est également le pari de la paix. Car l’alternative n’est tout simplement pas envisageable.
— Notes de bas de page —
[1] Serendib était le nom persan et arabe de l’île, dont les Européens ont fait naître le terme « sérendipité », ou l’art de fait des découvertes heureuses par hasard.
[2] Ils représentent aujourd’hui 70 % de la population du pays et sont dans leur immense majorité de confession bouddhiste.
[3] Ils comptent pour un peu plus de 10 % de la population, et sont majoritairement hindous, avec des minorités chrétiennes. La majorité des musulmans sri-lankais (10 % de la population) sont de langue tamoule, mais s’identifient et sont reconnus légalement comme une communauté distincte, et ne sont de fait pas catégorisés comme Tamouls.
[4] Les « Tamouls des plantations », migrants venus d’Inde durant la période coloniale afin d’accompagner le développement de la culture du thé dans les régions montagneuses du centre du pays.
[5] Termes repris dans la constitution actuelle, datant de 1978 : https://www.parliament.lk/files/pdf/constitution.pdf (chapitre II).
[6] Les Tamouls formaient 30 % de la bureaucratie et 40 % de l’armée en 1956. En 1970, ces chiffres étaient respectivement de 5 % et 1 %.
[7] Les « Air Tigers » et « Sea Tigers », les premiers disposant de petits avions militarisés tandis que les seconds possédaient principalement des zodiacs-suicides et des navires marchands destinés à la contrebande d’armes.
[8] Notamment des commandos suicides, les black tigers, adeptes des coups d’éclat : en 1996 contre la banque centrale, un attentat faisant plus de 80 victimes, en 1998 contre le temple bouddhiste de Kandy, en 2001 dans l’aéroport international de Colombo.
[9] Ironie de l’histoire, les LTTE furent dans leurs jeunes années largement soutenus par les services de renseignement indiens (RAW) qui fournissaient alors armes, argent et centres d’entraînement en Inde. New Delhi souhaitait défendre la cause tamoule (plus de 70 millions de Tamouls vivant en Inde) mais également nicher une épine dans le pied du gouvernement de Colombo, traditionnellement indépendant à l’égard de l’Inde et proche de l’Occident.
[10] Ces frères furent notamment ministres, tandis que son fils devait lui succéder.
[11] Alors que la patience de ceux-ci n’est pas infinie : déjà des groupes extrémistes hindous modelés sur leurs voisins indiens se font jour dans les provinces du Nord tamoul, souhaitant défendre une culture face à la majorité bouddhiste.