Le contexte actuel, dans sa globalité, amène ceux qui ont la possibilité de le changer à se poser des questions d’un nouvel ordre. Pourtant, un sujet central semble (ou devrait) revenir sur le devant de la scène, celui de la déviance. Rappeler simplement la définition sociologique de cette notion permet, dans le cadre de cette réflexion, de prendre de la hauteur sur un nouveau phénomène de mode en plein essor depuis une dizaine d’années maintenant : la « djihadisation » et les codes de bonnes (ou plutôt nouvelles) conduites qui s’associent à cette mode.
La définition la plus commune de la déviance indique ceci : « grâce à la récurrence, les conduites déviantes échappent à la pression sociale, menaçant dès lors le système dans sa globalité. Mais, à leur tour, les conduites déviantes démontrent le caractère changeant des sociétés : les normes étant sujettes à des modifications, certaines conduites déviantes peuvent donc devenir conformistes, de même que des conduites conformistes peuvent à leur tour devenir déviantes ».[1]
La crise économique et Daesh, Daesh et la crise économique
Il existe un parallèle, peut-être trop lointain pour être soulevé, entre le début de la crise économique provoquée par le secteur des subprimes et la « naissance » de l’Etat islamique. Ce parallèle est relativement simple : les deux phénomènes apparaissent aux yeux du monde quasiment en même temps. Les effets dans la vie quotidienne de ces deux phénomènes se suivent : d’un côté l’augmentation du chômage en France et de manière plus générale dans l’Union européenne ainsi que la détérioration du climat social et de l’autre côté la diffusion sur internet de ce qui ressemblera rapidement à l’image de marque EIIL, devenue EI pour mieux coller aux ambitions de la marque et aux attentes de ses adeptes. Notons d’ailleurs que l’Etat islamique fête donc bientôt ses 10 ans[2], du moins du point de vue de sa communication.
Il a fallu du temps pour qu’une crise touchant un secteur complexe de l’autre côté de l’Atlantique puisse se simplifier dans la vie de tous les jours en France. De la même manière, il a fallu du temps à Abou Moussab al-Zarqaoui[3] pour transmettre sa doctrine barbare aux membres d’Al-Qaïda en Irak, le Daesh du milieu des années 2000. Comprenons bien qu’Al-Qaïda en Irak, devenu État islamique en Irak et au Levant puis État islamique (Dawla islamiya pour les fans de la marque) travaille depuis une dizaine d’années à la construction et à l’amélioration d’une image de marque travaillée et engageante. Comme chaque marque qui essaie de s’insérer dans un type de mode, Daesh et son slogan « Baqiya ! » (l’EI se maintiendra) s’insèrent dans un phénomène de mode en pleine expansion tout en le nourrissant : le djihad. Et quand une marque devient un phénomène de mode à part entière (Coca Cola et les sodas ou Ikea et le mobilier), sa crédibilité permet d’envisager un recrutement d’ambassadeurs beaucoup plus grand.
La frustration créée par la crise économique doit trouver un support
« Au nom de Daesh » (expression encore récemment utilisée pour revendiquer le meurtre de deux policiers dans les Yvelines[4]) est ainsi devenu un langage à la mode pour certaines personnes dont les effets tardifs de la crise ont assombris le peu de lumière qu’il restait dans leur avenir, notamment professionnel. Cette frustration est liée, à des degrés d’implication variés, au moins à deux facteurs :
- D’une manière générale, au contexte social se dégradant rapidement quand un point de non retour est atteint dans la société, d’autant plus pour des personnes déviantes (dont ces conduites déviantes sont connues et devenues matures pour la société) ;
- Plus spécifiquement, aux images provenant des théâtres d’opération et mises en scène par l’organisation terroriste[5], mais dont l’accès à la réalité pour ces personnes frustrées est de plus en plus difficile, les services de renseignements jouant le rôle qui est le leur : la surveillance.
Ces deux paramètres nourrissent la frustration, ce qui semble entraîner inévitablement un besoin de se raccrocher à quelque chose. Si l’on pouvait théoriser l’intérêt pour ce phénomène de mode, cela pourrait alors donner : « effet du contexte économique et social + image des personnalités politiques dégradées + intérêt relativement nouveau pour certains principes de l’islam + multiplication des vidéos de propagande + jeunes nés dans les années 90 ultra connectés = intérêt presque logique pour ce phénomène ». Et cette équation prend encore plus de sens lorsque la personne en son centre est issue de familles relativement aisées.
L’émulation entre ambassadeurs de la marque Daesh
Le changement de discours du porte-parole de l’État islamique Abou Mohammed al-Adnani va dans ce sens[6]. Une fois le support trouvé par ces jeunes – le djihad et ce qu’il implique notamment d’un point de vue de l’islam – l’idée est de pouvoir en faire quelque chose de concret. Pour qu’elle perdure, la mode implique d’avoir des ambassadeurs et des idoles. Ce qu’il est intéressant de soulever ici, c’est le cycle presque sans fin qu’est en train de créer l’Etat islamique en ayant construit de toutes pièces et durant une période de crise économique et sociale, un support pour des individus frustrés qui voient en cette mode le moyen de servir à quelque chose : faire plaisir aux ambassadeurs de la marque par l’innovation des actes terroristes.
Si cette émulation est solide et efficace, c’est notamment parce que l’ensemble des ambassadeurs de l’Etat islamique sont crédibles. La marque Daesh est engageante car elle s’est construite autour de son sérieux : quand Daesh revendique un attentat, il en est à l’origine (à ce jour, il ne semble pas qu’il existe de contre-exemple) et quand Daesh envoie un message à ses sympathisants, ces derniers s’exécutent. Et l’innovation de ces exécutions est permise par l’émulation, que l’organisation s’efforce à renforcer depuis son existence.
« Certaines conduites déviantes peuvent donc devenir conformistes »
Si l’on devait définir la grande réussite de l’Etat islamique pour ses 10 ans, ce serait probablement de réussir à faire changer les mentalités de deux cibles : les futurs adhérents à l’organisation et les États mécréants. La définition de la déviance exposée en introduction met en lumière l’importance du questionnement de fond par les personnes suffisamment crédibles pour échanger sur ce phénomène.
L’Etat islamique impose de nouvelles données, qui posent de nouvelles questions :
- Le niveau de conformisme dans les pays cibles de Daesh et la capacité à s’adapter au jeu du terrorisme en ayant recours aux lois ;
- L’alternative au seul support trouvé crédible par ces personnes frustrées ;
- Les nouvelles formes des passages à l’acte une fois que cette frustration a trouvé un support, corollaire de la surveillance de plus en plus intense des services de renseignement.
Aujourd’hui, le plus difficile pour les pays « en guerre » contre les idées de l’Etat islamique est sans doute d’arriver à être lucide. Lucide pour reconnaître que pour l’instant, au vue de l’avancée de Daesh dans les mentalités à travers leurs actions, cette organisation a sensiblement de l’avance sur la France.
Une réflexion de fond, en changeant le cadre d’action de la lutte contre l’Etat islamique, doit permettre de se projeter dans l’avenir de Daesh (la fin du califat et l’émergence d’un nouvel Al-Qaïda par exemple) pour rattraper ce retard. A moyen terme, cela pourrait peut-être permettre d’arriver à anticiper les comportements des personnes qui ne savent pas encore qu’ils deviendront des terroristes « au nom de Daesh ».
[1] Explication du terme « déviance«
[2] État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur – Michael Weiss, Hassan Hassan, 2015
[3] Alain Baure, Les enfants de Zarqaoui, 13 juin 2016, Huffington Post.fr
[4] Voir session de tweets de David Thomson sur le sujet
[5] Notamment Flames of War
[6] Gaël Lombart, Policiers tués à Magnanville : Al-Adnani, l’émir de Daech qui a inspiré Emballa, 14 juin 2016, Le Parisien.fr