Le jeudi 2 juin dernier, les députés allemands du Bundestag ont adopté à la quasi-unanimité des présents une résolution reconnaissant de facto le caractère génocidaire des massacres perpétrés sur les ordres du gouvernement Jeunes Turcs durant la Première Guerre mondiale. On peut y lire un geste politique fort s’inscrivant dans une dynamique mémorielle générale de l’Allemagne de ces dernières années. Après un premier pas vers la reconnaissance des crimes commis en Afrique[1] par l’Allemagne et un politique mémorielle particulièrement active autour de la question de la Shoah, les députés allemands placent une fois de plus le pays face à son histoire en évoquant le rôle, passif mais aussi parfois actif, des officiers et diplomates allemands dans le génocide des Arméniens. Il faut notamment saluer le rôle du Président de la République Fédérale allemande, Joachim Gauck, qui avait employé le mot de génocide à l’occasion du centenaire, le 23 avril 2015.
L’Allemagne rejoint ainsi le club très fermé des pays ayant légiférer sur le sujet. La France l’a fait, elle, dès 2001, non sans difficulté : un virulent débat[2] autour des lois mémorielles avait alors eu lieu. On notera toutefois, le courage politique très relatif d’Angela Merkel qui n’a approuvé que du bout des lèvres la proposition et qui était absente le jour du vote (tout comme son ministre des affaires étrangères). On comprend aisément cette position quand on sait l’implication de la chancelière allemande dans les négociations entre l’Europe et la Turquie à propos des migrants. Le texte a en effet une portée politique toute particulière dans le contexte international actuel. En évoquant non seulement les Arméniens, mais également les minorités chrétiennes persécutés, le législateur allemand revoie inévitablement aux menaces qui ont pesé sur les communautés syriennes et irakiennes ces derniers mois.
La Turquie du Président Erdogan a immédiatement, et sans surprise, condamné une « erreur historique », rappelant son ambassadeur à Berlin. Cette position est intéressante à plusieurs points de vue. Elle est à la fois signe de rupture et de continuité dans la politique intérieure et étrangère de la Turquie. Le jeu d’Erdogan est à double tranchant. Après avoir incarné, un temps, une voie d’ouverture par rapport à la position de l’armée, il a rapidement changé de position et a recentré son discours autour de l’imaginaire identitaire turc dont la construction remonte à la fin du XIXe siècle. C’est le rêve d’un État-nation uni autour d’une identité commune : un peuple turc, de culture islamique et de religion sunnite. L’enchevêtrement complexe des peuples et des cultures en Anatolie est un frein majeur à ce grand projet. Hier les Arméniens, les Grecs et autres peuples chrétiens d’Orient, puis les Alévis et aujourd’hui les Kurdes, chacun, de par son existence même semble être un obstacle.
Les prises de positions, de plus en plus conservatrices[3], du président Turc ne semble que conforter son assise électorale et son tournant de plus en plus autoritaire à l’heure où le pays est au bord de la guerre civile dans l’Est. A cela s’ajoute un véritable réveil du sentiment anti-Arménien en Turquie après la reprise des combats au Haut-Karabagh[4]. Les répercussions en termes de politique étrangère pourraient ne pas s’arrêter là. L’accord fragile sur les réfugiés pourrait voler en éclat et amener le gouvernement turc à agir en Syrie de manière encore plus ambiguë qu’à l’heure actuelle. La question du courage politique des dirigeants de l’Union Européenne, en premier lieu d’Angela Merkel et de François Hollande (ou du futur Président de la République Française), se posera à un moment ou à un autre dans les mois à venir. Ils doivent réussir à se mettre d’accord sur une position commune et efficace vis-à-vis d’un pays qui apparaissait encore il y a peu comme le seul facteur de stabilité de la région. La tâche est loin d’être aisée…
[1] Nicolas Michel, L’Allemagne reconnaît le génocide des Hereros et des Namas, 14 juillet 2015, Jeune Afrique.com
[2] Hugo Nadin, Histoire de la cause arménienne, 13 mars 2016, LaNouvelleChronique.com
[3] M. Erdogan exhorte les musulmans à bannir la contraception, 31 mai 2016, LeMonde.fr avec AFP
[4] Veronika Dorman, Le Haut-Karabakh, un conflit gelé qui se réchauffe dangereusement, 3 avril 2016, Libération.fr