Voici le second article, d’une série de trois, consacré à la question du génocide des Arméniens organisé par le gouvernement Jeune-Turc durant la Première Guerre Mondiale. Le premier se proposait de retracer rapidement le contexte historique et politique dans lequel s’appréhende aujourd’hui ces événements. Nous placerons aujourd’hui la focale sur l’histoire de la reconnaissance des massacres de masse ayant eu lieux et sur leur caractère génocidaire. Nous sommes confrontés à un processus dont nous allons commencer l’étude, du moins pour la France, en 1965, année du cinquantenaire. Ce processus est lent et a connu des dynamiques plus ou moins positives selon la conjoncture politique et les contingences partisanes. Quoi qu’il en soit, le mouvement ne s’est jamais arrêté et a perpétuellement été porté par une solide base militante.
Nous présenterons donc, brièvement, un état de ce que nous conviendrons, par facilité peut être, d’appeler « la communauté arménienne » en France afin de la situer dans un mouvement militant qui a toujours été international, voir global, à l’image de la diaspora. Il s’agit donc, tout à la fois de proposer une esquisse d’analyse sur l’évolution de ce militantisme dans le temps, mais également de dresser un état des lieux du processus de reconnaissance et de réparation de par le monde.
On compterait 700.000 Arméniens en Europe dont plus de 375.000 sont en France d’après l’historienne Claire Mouradian. Il ne s’agit que d’estimations car il est bien entendu assez difficile, dans la mesure où l’on arrive chez certains à la quatrième génération, de quantifier le nombre d’individus gravitant autour de la « communauté arménienne ». Nous avons un temps fait de cette communauté notre objet d’étude et l’avons approchée en tant qu’un espace social très hétérogène, où quantités d’acteurs aux buts et aux méthodes différentes se côtoient, collaborent et parfois même s’affrontent. Une véritable vie politique propre à cette communauté existe, structurée par plusieurs partis politiques et organisations militantes de tous bords évoluent en son sein. Naturellement, des clivages la traversent, et la diversité des parcours et des origines en donne des clefs d’analyse assez évidentes. Il est assez facile de comprendre que la manière de s’approprier son « arménité », d’en faire un élément de son identité, peut radicalement changer entre un Arménien de Syrie arrivé récemment comme réfugié, un Arménien du Liban installé dans les années 1980 ou encore un arrière-petit-fils de rescapé du génocide dont les parents sont nés en France. Avec une myriade d’associations et des centaines de projets, souvent chargés d’une dimension politique, associés, cette communauté pourrait bien vite se retrouvée éclatée ou rongée par ses conflits internes.
Or, les différentes manifestations que nous avons pu observer lors du centenaire constituaient des démonstrations fortes d’unité, tout particulièrement le 24 avril. Nous avons constaté que le ciment de la communauté arménienne s’appuyait en grande partie sur la lutte pour la reconnaissance et la réparation. Plus largement, le génocide, ses mémoires et les combats liés, ont été érigés en référent dans l’espace social communautaire. L’histoire des événements est connus de tous, la plupart des membres de la communauté s’appropriant des travaux scientifiques parfois assez pointus. Il s’agit presque d’un devoir moral d’être en capacité de produire un discours solide face à la rhétorique négationniste, y compris pour des acteurs étant, de par leur formation ou leur parcours professionnel, a priori très éloignés du milieu universitaire.
Dès les lendemains du génocide, les arméniens ont préparé des réponses afin de combler les aspirations à la justice, à la réparation et même parfois à celles de vengeance. La plus significative de ces réponses porte d’ailleurs le nom éloquent « d’opération Nemesis et était destinée à pourchasser les dirigeants responsables des massacres, notamment ceux s’étant soustraits aux quelques procès s’étant tenus après la guerre. Cette opération a connu son retentissement le plus grand lorsque qu’un jeune Arménien, Soghomon Tehlirian, abattît à Berlin, en pleine rue, Talaat Pacha, principal ordonnateur du génocide en tant que Ministre de l’Intérieur. C’est un des points de repère forts dans la mémoire du génocide.
Pour rapprocher, à la fois géographiquement et temporellement, notre proposition de brève histoire du processus de reconnaissance du génocide, nous allons dès à présent nous concentrer sur les événements ayant un lien direct avec la France à partir du cinquantenaire de 1965. Cette date n’a rien d’arbitraire, bien au contraire, elle représente réellement un tournant important dans la mobilisation. La communauté s’organise d’abord pour gagner en visibilité dans l’espace public. La question arménienne prend politiquement forme et il devient rapidement impossible d’en faire abstraction. L’enjeu est d’arriver à faire en sorte que les revendications soient portées au delà de l’espace communautaire propre. Sous l’impulsion de plusieurs mouvements politique, diverses organisations militantes se sont rapidement structurées. Le Comité de Défense de la Cause Arménienne (CDCA) voit alors le jour. Il organise cette « cause », c’est à dire le relaie de revendications fortes (avant tout la reconnaissance mais aussi « justice et réparation » voire de restitution des terres et des biens spoliés) de par le monde. Très vite, les mouvements trouvent des soutiens à la fois politiques et populaires au sein de la communauté.
Cependant, le répertoire d’action de défense de la cause arménienne pris des formes différentes de par le monde et connu une forte évolution. Outre les traditionnelles démonstrations de mobilisations collectives qui investissent l’espace public avec banderoles et slogans, des mouvements de luttes armées se développent dans les années 1970. Le plus célèbre d’entre eux est sans aucun doute l’ASALA (Armée Secrète Arménienne de Libération de l’Arménien) créée pendant la guerre civile au Liban. D’autres moins connus le Commando des Justiciers du Génocide des Arméniens passent également à l’action dans ces années-là mais l’ASALA a laissé une marque indélébile dans la mémoire collective de la communauté arménienne. Des cellules se développent de partout en Europe et commettent des attentats contre les intérêts Turcs. Ces modes d’action sont à rapprocher de ceux d’autre groupes d’inspiration marxistes révolutionnaires alors actifs, tels que les Brigate Rosse, la Rote Armee Fraktion ou encore Action Directe. Les cibles sont minutieusement choisies. On pense par exemple à « l’opération Van » où un commando prend d’assaut le consulat de Turquie à Paris. Ces actions ont pour effet direct de médiatiser la cause arménienne. Parallèlement des branches politiques prennent médiatiquement le relaie afin de concrétiser les revendications. On pense par exemple au Mouvement National Arménien (MNA) avec à sa tête le charismatique porte parole Ara Toranian.
Les résultats sont d’ailleurs concrets dans les années 1980. François Mitterrand, alors Président de la République, emploie pour la première fois le mot génocide pour parler des Arméniens. La justice est parallèlement assez clémente avec les militants, y compris ceux responsables d’attaques à main armées. L’ASALA s’affiche presque au grand jour dans les espaces géographiques de regroupement de la communauté arménienne. Par exemple à Décines, commune de la banlieue lyonnaise avec une très forte concentration de personnes revendiquant leur arménité, les sympathisants de l’organisation n’hésitaient pas à briser les vitrines des boutiques refusant de baisser leur rideau les 24 avril et des tags « ASALA » recouvraient certains murs. Mais l’organisation perd brutalement le soutien populaire tacite dont elle jouissait en 1983. En effet, un attentat contre la Turkish Airlines fait un grand nombre de victimes civiles et marque pour beaucoup le point de non retour.
Loin de signifier la fin de la mobilisation pour la défense de la cause arménienne, ce changement permet au mouvement de se renouveler. On assiste même à une métamorphose avec le déploiement dans l’espace politique traditionnel et légal. Dans une certaine mesure, on peut parler de l’existence à l’époque d’une stratégie d’entrisme dans les différents partis politiques Français. De fait, un lobby trans-partisan de défense de la cause arménienne s’installe, bien qu’encore assez informel. Une première grande victoire encourage la poursuite dans cette voie en 1987 : le parlement Européen vote la reconnaissance officiel du génocide par l’Union malgré l’opposition farouche du gouvernement Turc.
Un autre événement, beaucoup moins politique et en apparence assez éloigné des questions mémorielles, a ponctué l’histoire de la cause arménienne et a participé à la socialisation politique des enquêtés. Il s’agit du tremblement de terre dévastateur en Arménie en 1988. Beaucoup d’Arméniens de France se sont engagés, financièrement pour certains, sur le terrain pour d’autres, afin de venir en aide aux victimes. Cet événement a été l’un des grands pas en avant vers l’ouverture des frontières. La plupart de ceux qui allaient sur le terrain entraient en Arménie pour la première fois. La communauté arménienne a su se souder autour de l’urgence et a mené des actions considérables. Fort de cette expérience, une nouvelle génération de militant investi la cause arménienne et donne un nouveau souffle aux revendications.
L’apparition des premières lois mémorielles (dites Loi Gaissot) en 1990, pénalisant la négation de la Shoah, crée à la fois espoirs et tensions. Ces lois posent tout d’abord des questions évidentes de champ d’action du pouvoir législatif : quelle est la légitimité d’un élu à établir une « vérité historique » ? De plus, les Arméniens y voient une inégalité de traitement évidente, l’extermination de leur peuple n’étant même pas reconnu encore officiellement par la France. La situation n’évoluera qu’en 2001 avec une reconnaissance, par une loi, du génocide mais aucune mesure de pénalisation du négationnisme (ndlr – nous reviendrons sur cette question dans notre dernier article).
Toutefois, la lenteur du processus de reconnaissance à un niveau nationale ne doit pas occulter le travail de mémoire important qui s’est développé parallèlement à une échelle beaucoup plus locale. Des lieux de mémoire se constituent dans des communes clefs de la diaspora arménienne de France. Il faut toutefois distinguer ceux que l’on peut qualifier de « précurseurs » comme celui de Décines, inauguré en 1972, de ceux qui apparaissent comme les conséquences directes de la loi de 2001. Des élus s’emparent de la question et ont mené des actions importantes dans leurs circonscriptions. On peut juger de la réussite de cette dynamique à la capacité qu’ont eu les acteurs de la cause arménienne à greffer des revendications identitaires et patriotiques au protocole républicain français. Les commémorations s’inscrivent, en effet, pleinement dans la tradition de ce que l’on peut retrouver un 11 novembre ou un 27 janvier (mais avec une dimension religieuse parfois plus marquée). Des drapeaux nationaux français sont d’ailleurs systématiquement présents lors des manifestations de la communauté arménienne et il n’est pas rare de voire des élus en tête de cortège arborer l’écharpe tricolore. Ces rendez-vous réguliers, particulièrement intenses durant la période proche du centenaire, participent de fait à la formation, à la socialisation, des jeunes générations sensibilisées très tôt à ces problématiques.
La mémoire de la lutte pour la reconnaissance est très présente et transmise à ces nouvelles générations. Par exemple, il n’est pas rare de trouver des affiches rendant hommages aux « héros » ou aux « martyrs » de la lutte armée dans des lieux comme les Maisons de la Culture Arménienne où sont dispensés des cours à destination des jeunes. Si ce registre d’action n’est évidemment plus du tout d’actualité aujourd’hui, le souvenir des combats passés est entretenu. Cela fait écho, par ailleurs, à une certaine dynamique plutôt radicale d’une part minoritaire mais plutôt visible de la communauté qui s’organise en réaction avec les actions toujours plus agressives de la part du mouvement néo-fasciste turc des Loups-gris. Les différents lieux de mémoires sont régulièrement profanés et endommagés, et les mouvements négationnistes agissent presque en plein jour.
Ce dernier constat nous amène conséquemment à nous interroger sur la question de la pénalisation du négationnisme mais également sur les prises de positions françaises actuelles au Proche et Moyen-Orient. La défense de la cause arménienne ne fait pas encore partie du passé et il y a une véritable actualité de ce mouvement ces dix dernières années qui mérite que nous nous y arrêtions. Nous tenterons donc de répondre prochainement à ces questionnements, certes assez vastes, dans un dernier article qui clôtura ce triptyque.
- Autran S., La communauté arménienne de Décines, un siècle de présence dans l’agglomération, de la survie à l’affirmation d’une culture singulière, Direction de la Prospective et du Dialogue Public du Grand Lyon, mars 2012.
- Comité de Défense de la Cause Arménienne, Le génocide arménien, un silence impossible, Décines, Editions 4/79, 1979.
- Duclert V., La France face au génocide des Arméniens, Fayard, Paris, 2015.
- Lavabre M.-C., « La commémoration : mémoire de la mémoire ? », Bulletin des bibliothèques de France, n° 3, 2014.
- Manceron G., « Sur quelles bases aborder le débat, la loi, la mémoire et l’histoire ? », Tracés, Revue de Sciences Humaines, HS n°9 (A quoi servent les sciences humaines?), 2009, pp.29-41.