Vendredi 26 février se sont déroulées deux élections majeures en Iran. D’un côté des élections dites législatives, c’est à dire visant à élire les 290 membres[1] de l’unique chambre parlementaire de la République Islamique, le Majlis[2], et de l’autre, l’Assemblée des experts, une cour de 88 dignitaires religieux dont les compétences exclusives sont celles d’élire et, en théorie, de révoquer le Guide de la Révolution.
Deux rendez-vous d’envergure donc et pour lesquels les résultats, bien que partiels[3], tendent à soutenir la thèse d’une évolution des mentalités à laquelle aspirent bon nombre d’iraniens.
Toutefois, pour appréhender ces résultats électoraux, d’une part, et les tactiques politiques, d’autre part, il faut comprendre qu’en Iran, prédomine des idées, des idéologies et des idéaux, plus ou moins en conformité avec l’héritage de la Révolution islamique de 1979, très souvent en accord avec la religion d’État, le Chiisme, et toujours dans l’intérêt unique du pays.
En Iran, ce sont des courants dits « conservateur », « modéré » et « réformiste » qui s’associent, s’allient, se déchirent, et parfois même se condamnent.
Finalement, l’Iran, c’est surtout un État dont l’architecture politique, bâtie autour d’une Constitution adoptée au lendemain de la Révolution islamique[4], semble réifiée, immuable, en dépit des besoins d’évolution sociétaux auxquels aspire le pays.
Le vote populaire au cœur du système politique
Nombreux sont les textes qui analysent l’exercice du pouvoir en Iran autour de la figure principale du Guide suprême. Toutefois le pilier central de l’Iran reste sa population. C’est d’elle qu’est née la Révolution islamique de 1979. C’est encore d’elle qu’émane les manifestations contestataires de 2009 contre le pouvoir et la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, violemment réprimées par les milices Bassidji, bras armé des Gardiens de la Révolution. C’est toujours elle qui amène au pouvoir l’actuel Président Hassan Rohani, contre toutes attentes, et qui parvient a influencer l’accord sur le nucléaire conclu avec les membres du Conseil de sécurité de l’ONU en juillet 2015.
Cette force du peuple iranien se trouve dans sa conviction d’exister au travers d’un héritage commun, à la fois historique, celui de la grande nation Perse, et religieux, le Chiisme duodécimain[5]. Et à ce titre, la Constitution de la République islamique d’Iran entend, dès son Préambule, magnifier cette unicité du peuple : « (lors de) l’explosion de la colère du peuple à travers tout le pays (…) le régime tenta, pour maîtriser le volcan provoqué par la colère du peuple, d’éteindre cette révolte contestataire en la traînant dans la boue et le sang. Mais cela fit même circuler encore plus de sang dans les veines de la révolution et les pulsations successives de la révolution lors des commémorations hebdomadaires et du quarantième jour en souvenir des martyrs de la révolution, offrirent un souffle, une chaleur et une effervescence unanime et de plus en plus accrue à ce mouvement dans l’ensemble du pays ; et dans la poursuite et la persistance du mouvement du peuple, avec leurs grèves unanimes et la participation dans les manifestations de rue, toutes les organisations du pays ont pris une part active dans la chute du régime despotique »[6] ; « l’arbrisseau de la révolution, après un peu plus d’une année de lutte continue et constante, abreuvé par le sang de plus de soixante mille martyrs et de cent mille blessés et invalides, et en causant des milliards de tomans de dommages matériels, porta ses fruits au milieu des cris « d’indépendance, de liberté, d’État islamique »; et cet immense mouvement qui aboutit à la victoire en s’appuyant sur la foi, l’unité et la fermeté de son Guide dans les étapes critiques et agitées du mouvement ainsi que sur le sacrifice de la nation »[7].
Si la nation est une, elle est aussi uniforme : « L’État (…) est une cristallisation de l’idéal politique d’une nation de même religion et de même mentalité qui s’organise pour que, dans le processus de l’évolution intellectuelle et idéologique, elle ouvre sa voie vers l’objectif final (la marche vers Allah) ».
C’est à partir de cette identité, régulièrement nommée « iranité », que le pouvoir politique iranien se fonde. Explicitement, est amenée l’idée que le peuple légitime le pouvoir en place et, en se référant aux mouvements sociaux ayant entrainé la chute du régime des Pahlavi, dispose du droit de le révoquer s’il contrevient aux intérêts de la nation et aux préceptes de la religion musulmane. C’est ainsi qu’est introduit la notion de souveraineté de la nation dans le régime de « République Islamique » : La nation iranienne a proclamé, de manière unanime et avec la participation des sources d’imitation religieuse, des ulémas de l’Islam et du Guide, au cours du referendum sur la République Islamique, sa décision finale et catégorique d’instaurer le nouveau régime de la République Islamique ».
Si le peuple est tant présent dans les premières énumérations de la Constitution, c’est qu’il porte en lui l’expression souveraine que lui octroie le droit de vote. Il exerce ainsi son pouvoir électoral au niveau national sur la Présidence de la République, l’élection des membre du Majlis, et sur l’élection des membres de l’Assemblée des Experts, trois scrutins clés dans la structuration du pouvoir en Iran : « dans la République Islamique d’Iran, les affaires du pays doivent être administrées en s’appuyant sur l’opinion publique, soit par la voie d’élections, élection du Président de la République, des députés à l’Assemblée consultative islamique, des membres des conseils ou autres, soit par la voie de référendum dans les domaines spécifiés dans d’autres articles de cette Loi »[8].
Les institutions électives sous influence ?
Depuis la Révolution islamique, la ferveur populaire pour les différents types de scrutin ne faiblit pas. Pour les élections de vendredi 26 février, les électeurs et électrices ont été un peu plus de 33 millions à se déplacer, dont 3 millions de primo-votants (soit plus 60% des électeurs inscrits)[9].
Aux urnes, les iraniens ont favorisé l’émergence de représentants dits « réformistes » et « modérés » dans la lignée de l’élection d’Hassan Rohani.
Toute d’abord, le Maljis, ou l’Assemblée consultative islamique, était jusque lors dominé par les conservateurs et ultra conservateurs hostiles à tout rapprochement avec les pays occidentaux, et finalement, au pragmatisme du gouvernement en place. Après avoir obtenu l’approbation de l’accord nucléaire et à une année des prochaines élections présidentielles, il fallait pour le Président Rohani, saisir cette occasion pour redéfinir la répartition des sièges du Parlement, en cohérence avec sa politique menée depuis 2013. Cette institution, comme seule chambre parlementaire, est d’autant plus déterminante, qu’elle se doit d’être maîtrisée par l’exécutif sous peine de paralyser la mission du gouvernement.
Élue pour quatre ans au suffrage universel direct, la représentation parlementaire dispose du pouvoir de légiférer. Elle vote les textes soumis par le Conseil des Ministres, lui même dirigé par le Président de la République Islamique, et peut présenter ses propres propositions de loi si elles émanent d’au moins quinze députés. Par ailleurs, tous traités, pactes, conventions et protocoles d’accord internationaux doivent y être ratifiés. Elle donne également le vote de confiance au Conseil des Ministres[10].
Mais aussi importante soit-elle, l’Assemblée consultative islamique se retrouve, en vertu de l’article 72e de la Constitution iranienne, assujettie aux décisions du Conseil Gardien (ou de Surveillance), une institution dont 6 clercs sont nommés par le Guide Suprême, et 6 juristes par le Majlis. Leur rôle ? Émettre des avis quant à la conformité des lois édictées par le Parlement, avec la religion d’État[11], homologuer les candidatures aux élections législatives (à ce titre, sur les 12.000 candidats officiels, 5711 ont été révoqués, en extrême majorité – 99% – pour leur affiliation à une idéologie réformiste ; se sont présentés 6.229 candidats, dont 586 femmes), et, valider les résultats aux élections de l’Assemblée consultative islamique, de la présidence de la République, ainsi que ceux de l’Assemblée des experts.
Cette dernière dispose d’un pouvoir unique et pourtant déterminant dans la structuration du système politique iranien. Élus tous les 8 ans, ces membres sont des clercs éclairés à qui est octroyé le droit de nommer le successeur du Guide Suprême au décès, de démission ou de révocation de ce dernier. Son rôle est essentiel en Iran. Le Guide Suprême, dont le pouvoir est théorisé par le terme de jurisconsulte « Velayat-e Faqih », est omnipotent :
- Détermination des politiques générales du régime de la République Islamique d’Iran après consultation avec l’Assemblée de Discernement de l’Intérêt du Régime ;
- Supervision de la bonne exécution des politiques générales du régime ;
- Décréter un référendum ;
- Commandement suprême des forces armées ;
- Déclaration de guerre, proclamation de la paix, et mobilisation des forces ;
- Nomination, révocation et acceptation de la démission :
- des jurisconsultes islamiques du Conseil Gardien ;
- de la plus haute autorité du pouvoir judiciaire ;
- du directeur de la Radio-Télévision de la République Islamique d’Iran ;
- du Chef d’état-major général des armées ;
- du Commandant en chef du corps des Gardiens de la Révolution Islamique ;
- des commandants en chef des forces militaires et des forces de l’ordre.
- Règlement des différends et coordination des relations entre les trois pouvoirs ;
- Règlement des problèmes difficiles du régime insolubles par la voie ordinaire, par l’intermédiaire de l’Assemblée de Discernement de l’Intérêt du Régime ;
- Signature du mandat de la Présidence de la République après élection par le peuple – l’aptitude des candidats à la Présidence de la République au regard des conditions qui sont énumérées dans cette loi, doivent être approuvées, avant l’élection, par le Conseil Gardien, et, pour le premier mandat, par le Guide ;
- Révocation du Président de la République, en tenant compte des intérêts du pays, après un arrêt de la Cour suprême ;
- Amnistie ou réduction de peine des condamnés, dans les limites des préceptes islamiques, et sur proposition du Chef du pouvoir judiciaire.
Pourquoi cette élection de l’assemblée a t-elle été plus suivie que les autres ?
Tout simplement parce que l’actuel Guide de la Révolution, l’Ayatollah Ali Khamenei est âgé de 76 ans. Beaucoup de rumeurs lui prêtent quelques maladies incurables, ce que ses déclarations toujours aussi vivaces contre les États-Unis ne trahissent pas. Mais force est de constater que bon nombre de Mollahs, à l’image de l’ancien président Akbar Hachemi Rafsandjani (de 1989 à 1997), comptent sur cette nouvelle mandature pour voir s’instaurer un collège de religieux éclairés en haut du système politique iranien. Cette nouvelle organisation politique viserait ainsi à remplacer la figure exclusive et patriarcale du Guide Suprême.
Le pari de Rohani est-il réussi ?
Si l’on s’en réfère aux résultats de l’élection du Majlis, les réformistes et modérés rentrent en nombre dans le parlement sans toutefois être majoritaires. Après avoir boudés les élections de 2012 en raison de la réélection jugée frauduleuse d’Ahmadinejad, les alliés d’Hassan Rohani, rassemblaient sur la liste « Omid »[12], occupent aujourd’hui 95 sièges, et peuvent également compter sur le soutien de 14 députés indépendants qu’il faudra savoir rallier lors des grandes décisions sociétales. Il est toutefois à souligner l’extraordinaire victoire obtenue dans la capitale du pays, Téhéran, en raflant les 30 postes en jeu.
Reste encore 69 sièges vacants et pour lesquels un second tour sera organisé au cours du mois d’avril prochain. Au final, on observe également un renforcement de la représentation des femmes au parlement avec 14 députées élues au premier tour, un record qui pourrait même s’accentuer avec les sièges en ballotage.
Pour l’Assemblée des experts, Hassan Rohani et son soutien Akbar Hachemi Rafsandjani ont réussi à se faire élire – A. H. Rafsandjani étant en bonne position pour être de nouveau élu à la présidence de l’assemblée, poste qu’il avait occupé de 2007 à 2011. Par ailleurs, leur succès se confirme après avoir vu deux figures hautement conservatrices ne pas être reconduites : le président sortant de l’assemblée des experts, Mohammad Yazdi, et Mohammad-Taghi Mesbah-Yazdi, proche de l’ancien président de la République, Mahmoud Ahmadinejad.
Les jeux restent ouverts quant à la pérennité de ces élections, toutefois, et ce depuis 2013, semble souffler un vent nouveau dans les badgir d’Iran. Cette victoire est avant tout celle du peuple iranien, et nous ne pouvons pas lui retirer[13].
[1] Anciennement, le Majlis, aussi appelé « assemblée consultative islamique d’Iran », accueillait 270 membres. 20 sièges supplémentaires ont été ouverts en 2000 en raison de facteurs humains, politiques, géographiques etc… Le nombre de sièges pourra, par ailleurs, être révisé à la hausse tous les 10 ans
[2] Majles-e Shorâ-ye Eslami (مجلس شورای اسلامی)
[3] Pour les élections parlementaires, un second tour sera organisé entre les mois d’avril et de mai, sans que la date ne soit pour l’heure encore connue
[4] La Constitution a été adoptée le 24 octobre 1979 et révisée le 28 juillet 1989
[5] Les chiites duodécimains attendent le retour du 12ème imam, Mohammed al-Mahdi, disparu à l’âge de 5 ans. Il est aussi surnommé « l’imam caché »
[6] Sous titre intitulé « La colère de la nation »
[7] Sous-titre intitulé « Le prix payé par la nation »
[8] Article 6, Partie I de la Constitution. L’article 23ème de la partie III de la constitution, relative au droit de la nation précise également que « la surveillance des opinions est interdite et nul ne peut être attaqué ni recherché du simple fait de ses opinions ».
[9] « Le taux de participation aux législatives a oscillé entre 52% en 1980, lors des premières élections, et 71% en 1996 », Azadeh Kian, Iran, « je vote donc je suis », Slate.fr
[10] A noter également que cette institution prévoit, dans son article 64e, d’octroyer 5 sièges du Parlement à des députés issues des minorités religieuses pour assurer leur représentativité : « les zoroastriens et les juifs élisent chacun un député et les chrétiens assyriens et chaldéens élisent ensemble un député et les chrétiens arméniens du sud et du nord élisent chacun un député ».
[11] Article 72e, Chapitre 6 Le pouvoir législatif
[12] Qui se traduit par « Espoir »
[13] Tant est si bien qu’on en oublierait presque les problèmes structurels que rencontre ce pays depuis les sanctions, qui bien que révolues depuis janvier 2016, ne pourront faire connaître leurs effets avant quelques années