Les facteurs d’accession, de conservation, mais aussi de perte du pouvoir au Pakistan, depuis son indépendance en 1947, ont une propension à se répéter environ tous les dix ans.
La déclaration de l’indépendance le 14 août 1947 est le résultat d’un conflit d’une forte intensité mettant fin au Raj britannique (dénomination non-officielle de la période de domination britannique du sous-continent indien. L’Empire anglo-indien comprenait l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh). A cause de la pression internationale, suite au mouvement pacifique de Ghandi en Inde et l’expérience faite que les peuples du continent indien résistent de plus en plus à l’idée de l’Empire, les anglais décident de libérer les territoires sous leur tutelle. Le mouvement pro-pakistanais sous Muhammed Ali Jinnah se met à la tête du nouvel État. Jinnah s’impose comme l’acteur incontournable sur la scène politique du pays et se considère alors doué d’une légitimité naturelle à mener le futur État pakistanais. Son omniprésence politique est à la fois une chance et une malédiction.
Si, jusqu’à sa mort en 1948, il réussit plus ou moins à stabiliser un pays qui est à court d’expérience politique, économique et sociale ; la mort du fondateur de Pakistan laisse un vacuum politique qui démontre les circonstances difficiles dans lesquelles le pays est né. C’est un pays musulman dont la cohésion est intrinsèquement liée à sa religion. Ethniquement, les différentes régions du Pakistan se sont disputées entre elles sans qu’une fin ne soit en vue. De surcroît, le conflit de frontière avec l’Inde dans la région du Cachemire dégrade dès l’année 1947 les relations entre ces deux pays. Politiquement, le manque ostensible d’expérience politique paralyse la société et laisse le pays sans direction.
L’armée omniprésente dans la vie politique
Le mauvais départ politique du pays hypothèque certainement les modalités de l’établissement d’une organisation des pouvoirs propice à une stabilisation et pacification des rapports sociaux. Le Pakistan s’appuie rapidement sur une élite sociale et économique très divisées et intégrant la violence partisane et la violence d’État comme un outil politique légitime. Dans la brève histoire contemporaine du Pakistan, on peut noter qu’il est fréquent que le transfert du pouvoir se traduise par des coups d’État et une reprise en main du pouvoir par l’armée.
L’intervention politique des généraux et des principaux leaders des forces armées est souvent le résultat des crises internes et externes qui menacent la sécurité du pays : après une période de transition dans laquelle il apparaît que les politiciens civils échouent à l’instauration d’un régime démocratique sur le long terme, l’armée prend le pouvoir. Cela se produit pour la première fois en 1958, lorsque le Général Ayub Khan accède à la tête de l’État. Cet événement a été précédé par une lutte pour le pouvoir entre Iskander Mirza et Ayub Khan. Les deux hommes vont être contraints de partager le pouvoir, mais Mirza réalise rapidement qu’il a affaibli sa propre position en donnant trop de pouvoir au Général A. Khan et à l’armée. Ne parvenant pas à renverser Ayub Khan, il est condamné à l’exil. Le Général A. Khan détient de facto le pouvoir et se voit légitimé par un référendum effectué auprès d’un collège électoral de 80. 000 élus qui déclarent à 95% lui faire confiance en tant que président. Le pouvoir est donc renversé après la crise interne du Gouvernement suite à la perte de pouvoir de Iskander Mirza. L’armée, en la personne du Général Ayub Khan, tire profit de cette incertitude et met en place un système autocratique stabilisant le pays à l’intérieur.
Coups d’État et conflits : quand l’externe devient le prétexte de l’interne
La prise du pouvoir par des coups d’État est souvent favorisé par la déstabilisation externe du Pakistan. Ainsi, les conflits et les guerres avec l’Inde pour le territoire du Cachemire sont un facteur non négligeable pesant lourdement sur la stabilité politique du Pakistan. Souvent, ces guerres influencent et favorisent la montée au pouvoir des hauts gradés issus de l’armée. La deuxième guerre indo-pakistanaise (août 1965 – 21 septembre 1965, le Pakistan avait initié le conflit dont l’issue fut le retour au statu quo, sous la pression de l’ONU, de l’URSS et des USA en particulier) va avoir un impact néfaste pour Ayub Khan. A la suite de la défaite militaire contre l’Inde, l’économie pakistanaise est en chute libre et le Général perd beaucoup de sympathisants au sein du peuple. De plus, la Déclaration de Tachkent qui met fin au conflit est perçue comme une honte nationale au Pakistan. Le pays est confronté à une forte instabilité et c’est le Général Yahya Khan qui prend finalement le pouvoir en 1969 avec la proclamation de la loi martiale. Bien que la prise de pouvoir par Y. Khan ne soit pas légal, il est soutenu par son prédécesseur Ayub Khan. A long terme, la défaite de 1965 a pour conséquence que l’ancien ami du Général, le politicien montant Ali Bhutto, peut de plus en plus accroître son influence et gagner un grand nombre de soutiens auprès du peuple. C’est une autre guerre déstabilisante pour le Pakistan qui va lui offrir l’opportunité de prendre le pouvoir. En effet, en 1971, la troisième guerre indo-pakistanaise éclate au sujet de l’indépendance du Pakistan de l’Est (futur Bangladesh). C’est là encore une défaite humiliante pour l’armée pakistanaise qui se rend à l’armée indienne avec un bilan de 93.000 prisonniers de guerre.
Suite à des émeutes populaires à travers le pays pour dénoncer son administration et son échec, Yahya Khan perd le contrôle de la population et démissionne de ses fonctions de président au bénéfice de Zulfikar Ali Bhutto, qui devient alors le premier président civil, Administrateur en Chef de la loi martiale et Commandant en Chef des forces armées pakistanaises. Le transfert du pouvoir a été effectué sous la loi martiale et il n’y a pas, à ce moment, de légalisation. Néanmoins, Bhutto reste au pouvoir jusqu’en 1977, lorsqu’il est renversé par le coup d’état du Général Mohammad Zia ul-Haq.
Le coup d’état a été précédé par la dégradation des relations internationales du Pakistan avec les États-Unis et une nouvelle crise indo-pakistanaise à la frontière du Cachemire. Cependant, après avoir dirigé le pays pendant 10 ans, le Général trouve une mort brutale et confuse lors d’un accident d’avion le 17 août 1988. L’enquête suivant le crash révélant qu’un acte de sabotage est la cause la plus probable de l’accident.
En 1999, le dernier coup d’État mené par le Général Pervez Musharraf a lieu. Il est mené peu après l’échec cuisant du conflit de Kargil dans un contexte de tensions importantes et alors que le Gouvernement de Nawaz Sharif devient impopulaire (il avait annoncé l’état d’urgence à la surprise générale en 1998 et s’était mis à dos la population en engageant un conflit armé avec l’Inde au Nord du pays). Les dirigeants de l’armée se retournent contre Sharif et élaborent une conspiration prévoyant l’arrivée au pouvoir de Musharraf. À son arrivée au pouvoir, Musharraf déclare (lui aussi) l’état d’urgence, suspend la Constitution et s’auto-proclame Chef du Gouvernement. Pour gérer le pays, il met en place un conseil mixte (civils et militaires) et nomme des militaires à la retraite à la tête des quatre provinces puis ferme le cabinet du Premier ministre. La Cour suprême légalise le coup d’État en mai 2000.
Si l’histoire politique du Pakistan montre une chose, c’est bien le fait que les coups d’État sont un élément récurrent du transfert du pouvoir. Elle montre également que la prise de pouvoir par l’armée est souvent le résultat d’une crise externe qui met en péril la sécurité interne du pays. Les généraux légitiment leurs interventions au nom de la « protection », la stabilité du pays en instaurant un système autoritaire anti-démocratique, souvent sous couvert de la loi martiale.
Une distribution du pouvoir sous influences internationales
Les relations avec l’extérieur sont un élément clé pour comprendre l’évolution de la vie politique pakistanaise. En effet, même si le Pakistan est indépendant depuis 1947, le Royaume-Uni et les États-Unis apparaissent comme des partenaires privilégiés, mais aussi des puissances marquant de leurs empruntes la politique pakistanaise.
Cette influence de l’extérieur peut se noter dans les soutiens occidentaux apportés à certains acteurs de la politique pakistanaise. Ainsi, si l’on prend l’ensemble des Présidents pakistanais, il est possible de noter que les États-Unis ont, jusqu’à présent, apporté un soutien constant aux Chefs d’État pakistanais issus de l’armée. Prenons l’exemple du Général Zia ul-Haq. Le 7 mars 1977 se tiennent les premières élections législatives démocratiques (i.e. non frauduleuses), le Parti du Peuple Pakistanais (PPP) remporte le scrutin. L’opposition conservatrice et islamiste de l’Alliance Nationale Pakistanaise (ANP) regroupant 7 partis contestent les résultats et de violentes manifestations islamistes éclatent dans le pays (le parti islamiste Jamaat-e-Islami était au premier plan de l’opposition, reprochant à Bhutto le peu de cas qu’il faisait de l’Islam dans sa Constitution et sa politique en général). Le 5 juillet 1977, le Général Zia ul-Haq (nommé Chef de l’armée pakistanaise par Bhutto le 11 octobre 1976) renverse Bhutto. Zia avait en réalité planifié la chute de Bhutto dès 1976 dans le but de réimposer la loi martiale. Zia avait le soutien de Ronald Reagan alors Président américain qui s’opposait à la politique socialiste de Bhutto. Il considérait Zia et le Pakistan comme un rempart à l’expansion du communisme dans la région. Le Gouvernement du Général Zia et l’ISI (les services de renseignement pakistanais) ont par ailleurs aidé, à travers le financement et l’armement, les combattants afghans durant le conflit afghano-soviétique, avec le soutien des États-Unis.
C’est d’ailleurs aussi l’occasion de noter l’importance de l’influence doctrinale et programmatique de l’Occident au sein de l’élite politique et militaire pakistanaise. Il est cependant nécessaire de distinguer trois générations se référant chacune à un paradigme spécifique.
La première, que nous pouvons considérer comme la génération britannique est l’enfant de la décolonisation. A l’instar d’Ayub Khan, elle est avant tout marquée par la culture anglaise et a souvent servi l’armée britannique (notamment au cours de la Seconde Guerre Mondiale) ou a étudié dans des universités britanniques entre autres universités occidentales.
La seconde génération est davantage marquée par l’enjeu que représente les relations avec les États-Unis. Cette génération est celle de Zulfikar Ali Bhutto. Ancien étudiant de Berkeley et ami personnel du Président Nixon, Bhutto entretient des relations très tendues avec les États-Unis et, au nom de la position de pays non-aligné du Pakistan, entreprend de prendre des distances avec les États-Unis et le Royaume-Uni auxquels son prédécesseur avait offert la possibilité d’installer des bases militaires sur le territoire pakistanais. Parallèlement à cela, il se rapproche du bloc soviétique.
La troisième génération, dont l’avènement passa par la prise de pouvoir du Général Zia, renoue avec une politique favorable à l’Occident, mais en étant particulièrement marquée par l’enjeu de l’Islam. Au sein de cette génération, on note alors des différences de positionnements vis-à-vis de cet enjeu. C’est sous le régime militaire du Général Zia (1977-1988) que le Pakistan connaît une véritable islamisation avec l’appui de l’ANP et des partis islamistes. Il fait de l’islamisation du pays et de l’établissement de la Charia ses priorités pendant ces onze années de dictature. Pervez Musharraf, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, rompt avec cette dynamique et offre son entière coopération aux États-Unis. Dès janvier 2002, il souhaite que son pays s’engage sur la voie d’un Islam moderne et ouvert. Il dissout les partis musulmans pakistanais, ferme un certain nombre d’écoles coraniques, fait arrêter près de 2 000 activistes ; faisant du Pakistan un allier géographique et militaire de taille pour l’Occident dans son intervention en Afghanistan et sa lutte contre le terrorisme.
Depuis ce rapprochement militaire entre le Pakistan et l’Occident (et particulièrement les États-Unis), cette situation est au centre du débat sociétal et politique pakistanais. Il apparaît comme structurant l’ensemble des idéologies proposées actuellement au Pakistan. Le Gouvernement, issu du PPP, en place jusqu’aux élections de 2013 continuait d’être un allier de l’Occident, mais il faisait face à des contestations et évènements qui fragilisèrent sa position. Tout d’abord, l’intervention militaire occidentale en Afghanistan a fait naître une vague anti-américaine au sein du courant fondamentaliste qui articule son discours politique autour d’un refus de la présence occidentale dans la région, présentée comme illégitime et coûteuse en vies humaines. En cela, les quotidiens vols et frappes des drones américains sur la zone frontalière entre le Pakistan et l’Afghanistan, mus par un objectif de traque des talibans, demeure un fait important dans la perception négative que témoigne une part importante de la population pakistanaise envers les occidentaux. De la même façon, l’intervention américaine à Abbottabad qui donna lieu à la mort de Ben Laden est utilisée pour pointer l’ingérence occidentale sur le Pakistan. Cette situation, couplée à une crise économique que le Gouvernement n’arrivait pas à endiguer, à fait prendre de l’ampleur aux mouvements fondamentalistes et talibans qui constituent désormais une force sociale qu’il est nécessaire de prendre en compte.
L’armée Pakistanaise apparaît comme l’un des rares « organes gouvernementaux » à pouvoir asseoir son autorité et garantir ses intérêts. Elle a su développer une emprise sur la conduite de l’État, tant en interne qu’en externe, que les revers militaires connus dans les conflits avec l’Inde n’ont finalement que peu érodé. Elle contrôle notamment, l’industrie, le commerce, l’agriculture et la bureaucratie. Elle dispose de 40 % du budget national. Nous reviendrons dans un prochain billet sur le poids de l’armée dans la société pakistanaise.
——– Pour aller plus loin –——
Hasan Askari Rizvi, “Democracy’s uncertain future”, Pakistan Today, July 25, 2012
Stephen P. Cohen, The Pakistan Army, Berkeley: University of California Press, 1985
Brian Cloughley, A History of the Pakistan Army, Oxford University Press, third edition 2006
Anthony Hyman, Muhammed Ghayur, Naresh Kaushik, Pakistan, Zia and After, Abhinav Publications, 1989
David Ignatius, “Pakistan blew its chance for security”, Washington Post, May 17, 2012
Christophe Jaffrelot, Le Syndrome pakistanais, Fayard, 2013
Nigel Kelly, The History and Culture of Pakistan, Peak Publishing, 2003
Bruce Riedel, “A New Pakistan Policy: Containment”, New York Times, October 14, 2011