À l’évocation des termes « relations internationales » vient rapidement en tête l’image d’un Général des armées avec son chapeau sous le bras. Ou peut-être celle d’un tank. En réalité, les relations internationales font également l’objet de batailles juridiques sur le terrain de la propriété intellectuelle.
La plus célèbre d’entre elle est la guerre des brevets. Il n’est pas rare de lire que les brevets peuvent servir à la guerre entre entreprises. On entend moins souvent qu’ils peuvent également servir une guerre entre États.
Les représentants de l’État déplorent souvent le trop peu de brevets déposés par les entreprises de leurs pays respectifs. Le Sénat lui-même parle de « l’insuffisante sensibilisation à la propriété industrielle », évoquant « l’absence de ‘réflexe brevet’ des entreprises »[1]. En réaction, les critères de délivrance des brevets sont examinés avec… légèreté[2].
Le fait est que la propriété intellectuelle peut être utilisée comme une stratégie visant à freiner l’innovation des acteurs sur le marché. En ressort une politique d’accumulation de la propriété intellectuelle, qui est parfois encouragée au niveau étatique. Une des dérives les plus évidentes réside dans les patent trolls qui n’hésitent pas à mettre en œuvre de nombreuses pratiques anti-concurrentielles.
A ce jour, trop de brevets sont délivrés par les offices américains et européens. Ceux asiatiques ne tarderont pas à rattraper cette tendance. Cela crée un problème majeur pour l’innovation. Pourtant, les États encourage une délivrance massive des brevets comme une stratégie mise au service de leurs entreprises nationales.
L’objectif de cet article n’est pas de remettre en cause le bien-fondé du système de protection procuré par les brevets[3], mais plutôt de démontrer en quoi la délivrance massive des brevets répond à un intérêt stratégique qui nuit en réalité à l’innovation.
La propriété intellectuelle comme stratégie étatique
La propriété intellectuelle confère le droit d’exclure de son usage tous ceux qui n’en jouissent pas. Elle crée ainsi une rareté sur une ressource naturellement illimitée puisqu’en accordant un droit de propriété intellectuelle, le droit naturel de toute personne à exploiter les fruits de sa pensée est limité.
La propriété intellectuelle crée également une insécurité juridique, et ce pour deux raisons. La première d’entre elles tient au fait que, à la différence de la propriété physique, la propriété intellectuelle a des limites qu’il est difficile de cerner. Combien d’affaires a-t-on en tête où une entreprise a enfreint un brevet sans même en avoir connaissance ? La seconde raison tient au fait que le nombre de brevets délivrés chaque année est pharaonique. Il est donc impossible pour un inventeur, ou même tout entreprise à l’occasion de quelques-unes, d’analyser le champ d’application de l’ensemble de ces brevets. On comprend bien, dès lors, comment la délivrance de nombreux brevets peut être utilisée comme une arme économique mise en œuvre par un État au profit de ses entreprises[4].
La stratégie de l’accumulation: encouragée par les États?
On entend souvent dire que tel ou tel gouvernement entend lutter contre la délivrance massive de brevets à travers les patent trolls qui les exploitent en masse[5]. Mais le souhaitent-ils vraiment ?
Plus une entreprise accumule de brevets, plus elle limite les champs du possible des autres entreprises. Plus elle possède également de bases légales pour initier un procès[6]. Cette stratégie a bien été comprise par les Etats qui ne semblent pas s’opposer à cette accumulation, au moins dans les faits. Voyons plutôt. Durant la seule année 2013[7]. L’Office américain de délivrance des brevets, l’USPTO, a délivré plus de 300 000 brevets. 7534 d’entre eux sont allés à la seule société IBM. La deuxième société américaine du classement est Microsoft, qui a obtenu 2829 brevets durant cette même année.
L’histoire se complique, me direz-vous, lorsque des sociétés étrangères obtiennent des brevets sur un autre territoire que le leur. Ainsi peut-on noter que, dans le Top 5 des sociétés ayant obtenues le plus de brevets en 2014 sur le sol américain, 3 sont étrangères. Seulement, et l’IFI Claims le souligne d’ailleurs sur son site Internet, de plus en plus de sociétés américaines intègrent le Top 50 américain, une tendance qui étrange dans un monde qui tend à se globaliser de plus en plus. Ainsi, depuis 2011, le nombre de ces sociétés n’a cessé d’augmenter[8]. Il ne faut pas y voir une politique américaine visant à délivrer plus facilement les brevets aux sociétés américaines, mais simplement, avec un nombre total de brevets délivrés en constante augmentation depuis les 30 dernières années, il ne faut pas s’étonner que les entreprises du pays, qui sont mieux armées pour comprendre le droit national, soient de plus en plus tentées d’en déposer.
Le constat est le même en Europe. Le nombre de brevets délivrés est en constante augmentation. L’Office européen des brevets relèvent que 50% de ses brevets sont délivrés à des sociétés européennes, alors que ces mêmes entreprises ne représentent que 35% des demandes… Les pays européens qui arrivent en tête les suivants : l’Allemagne, la France, la Suisse, les Pays-Bas et l’Angleterre. Il est plus intéressant encore de constater que plus de brevets sont délivrés aux États-Unis et au Japon qu’a aucun autre pays européen. Enfin, la Chine et la Corée du Sud marque une belle progression. Samsung est le premier demandeur, avec plus de 2800 brevets obtenus en 2013. Siemens et Philips arrivent en deuxième et troisième position, avec environ 1900 brevets.
On peut ainsi légitimement se poser la question des raisons poussant à délivrer autant de brevets. Certes, lors de la délivrance, les entreprises d’un État ne s’engagent pas à initier des procès qu’à l’encontre de sociétés étrangères. Toutefois, lorsqu’un État constate que le nombre de brevets délivrés par un autre État à ses entreprises augmente, on comprend facilement que ce dernier soit tenté de délivrer plus de brevets à ses entreprises.
Cette stratégie, court-termiste et mal conseillée, est désastreuse à bien des égards. Nous le constatons à travers les grandes sociétés actives sur les marchés technologiques qui ne cessent d’initier des procès sur le fondement de la propriété intellectuelle. La guerre juridique entre Apple et Samsung, l’un américain, l’autre sud-coréen, est en une parfaite illustration. Seulement, la neutralité des États est-elle toujours garantie ?
Nombre d’exemples topiques permettent d’en douter. Certains s’étaient par exemple émus des actions prises par la Maison Blanche en août 2013. Deux mois auparavant, la United States International Trade Commission (« ITC ») avait imposé à Apple de stopper la vente de ses iPhones 3GS et iPhone 4. Cette dernière reprochait en effet à Apple d’avoir violé un brevet relatif à la transmission des données sur les réseaux cellulaires qui été détenu par Samsung. La Maison Blanche avait finalement opposé son véto à cette décision, permettant ainsi à la société américaine de continuer la commercialisation de ses produits[9]. Notons qu’il s’agissait de la première fois, depuis 1987, que la Maison Blanche utilisait son droit de véto à l’encontre d’une décision de la ITC. La frontière entre les politiques protectionnistes (nationalistes) et la matière juridique semble, à ce titre, être plus fine que jamais[10]. Ces événements récents sont la preuve que la politique de délivrance massive des brevets tend à poser de nouveaux problèmes de relations internationales. Et la tendance ne semble pas prête à s’inverser.
Un risque nouveau : les trolls et autres privateers
Qu’est-ce ? Les patent trolls, aussi appelés PAEs (« Patent Assertion Entities »), sont des entités créées dans l’unique but d’acquérir un grand nombre de brevets (parfois par plusieurs milliers). Ces entreprises n’ont aucun activité de production quelle qu’elle soit.
Les patent trolls ont pour pratique de mettre en œuvre de nombreuses stratégies néfastes à l’innovation. Citons-en quelques-unes :
- Hold-up / patent ambush: le troll attend qu’un de ses brevets soit intégré dans une « norme de production » avant d’en révéler l’existence. Il peut ainsi demander des royalties à tous les producteurs qui sont forcés de respecter la norme ;
- Evergreening: le troll va demander la prolongation d’un brevet en le modifiant très légèrement ;
- Privateers: le détenteur d’un brevet va le confier à un patent troll dans le but que ce dernier engage une action en justice à l’encontre d’un des concurrents du dé In fine, le troll reversera une partie de la somme obtenue (souvent à la suite à un accord amiable) à ce détenteur. Le but de l’opération est de permettre au détenteur du brevet d’attaquer un de ses concurrents sans pour autant révéler son identité, ce qui lui permettra d’éviter des représailles.
Aucune statistique n’existe pour l’heure sur la nationalité des entreprises attaquées par les trolls. On constate aujourd’hui que cette stratégie se retourne contre les entreprises. Les seules entreprises américaines dépensent aujourd’hui plus de 83 milliards de dollars chaque année afin de lutter contre ces trolls (frais de justice, accords amiables…)[11].
Alors, afin de cibler leur victime, certains États, comme la France, ont eu l’excellence idée de créer leurs propres patent trolls étatiques. Cela semble, une fois encore, abonder dans le sens d’une inondation de brevets qui soit stratégique[12].
Bien entendu, ces trolls ont pour mission de n’attaquer que les entreprises étrangères. La pratique le confirme[13]. L’existence de ce type de troll public[14] encourage et encouragera les États voisins à créer leur troll dans le but de protéger les entreprises de leur État, une véritable spirale infernale.
Que faire?
Cette guerre que se livre les États est largement néfaste à l’innovation. Le fait est que l’insécurité juridique freine l’investissement et que les sommes investies dans la lutte contre les trolls sont directement amputées sur la R&D. Plus encore, l’interventionnisme étatique en matière de propriété intellectuelle, illustré par l’affaire Apple/Samsung, cause d’ores et déjà de nombreux dommages à l’économie mondiale.
La première nécessité apparaît être de résoudre le « too many patent problem ». Pour cela, les offices de délivrance des brevets doivent ajouter des critères économiques ainsi que des considérations concurrentielles à leurs analyses[15]. Peut être également que les think tanks et autres organisations internationales ont un rôle à jouer. Surtout, il revient aux autorités de concurrence d’imposer un contrôle concurrentiel au sein des offices de délivrance des brevets.
——– Notes de bas de pages –——
[1] Sénat, L’utilisation des brevets par les entreprises françaises, Rapport d’information n° 377 (2000-2001) de M. Francis GRIGNON, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 13 juin 2001
[2] A titre d’exemple, l’USPTO a délivré un brevet (n°US8605152) protégeant l’enregistrement de cours de yoga en vidéo. « The system and method place the instructor at the head of the classroom with live-participants arranged between the instructor and the camera with a direct line of sight between the camera and the instructor allowing for the viewer participant to have unobstructed views while simultaneously allowing for the viewer participant to have live participants in the periphery, as if the viewer was attending a live class » http://goo.gl/Cgc4Ks
[3] Thibault Schrepel, Les brevets : un mal nécessaire ? Étude d’une possible remise en cause, Le Concurrentialiste, Juillet 2014
[4] Thibault Schrepel, Les brevets : un mal nécessaire ? Étude d’une possible remise en cause, Le Concurrentialiste, Juillet 2014
[5] Editorial Board, Fighting ‘Patent Trolls’, NYTimes, 5 Juin 2013
[6] A titre d’exemple, on estime a plus de 250 000 le nombre de brevets contenu dans un smartphone. Voir Patent Progress, Too Many Patents
[7] U.S. Patent Statistics Chart Calendar Years 1963 – 2013
[8] « The U.S. has more firms in the 2014 IFI CLAIMS Top 50 than any other single country with 19, up from 18 in 2013 and 17 in 2012 and 2011. Japan is second with 18 firms. »
[9] Notons que plusieurs sociétés américaines, parmi lesquelles Microsoft, Intel et Oracle, s’étaient à l’époque félicitées de cette décision de la Maison Blanche. Voir Brian Chen, Obama Administration Overturns Ban on Apple Products, New York Times, 3 Août 2013
[10] Richard Epstein, The dangerous adventurism of the United States trade representative: lifting the ban against Apple products unnecessarily opens a can of worms in patent law, George Mason School of Law, Center for the Protection of Intellectual Property, Août 2013
[11] James Bessen, Jennifer Ford, Michael Meurer, The Private And Social Costs Of Patent Trolls, Boston University School of Law Working Paper No. 11-45, 2011
[12] Thibault Schrepel, France Brevets : un véritable patent troll public, néfaste et… illégal ?, GenerationLibre, janvier 2014
[13] Thibault Schrepel, France Brevets : un véritable patent troll public, néfaste et… illégal ?, GenerationLibre, janvier 2014
[14] James Bessen, Jennifer Ford, Michael Meurer, The Private And Social Costs Of Patent Trolls, Boston University School of Law Working Paper No. 11-45, 2011
[15] Thibault Schrepel, Patent troll through the US and EU antitrust law: When co-operation is no longer an option, ECLR Vol. 34, No. 6 (2013), p. 318-325