Tandis que l’autre chantait « Yalil yalil habibi yalil, yalil yalil habibi yalil » au café des Délices, le pays amorçait sa mue en 2010. Aujourd’hui, la Tunisie vit la démocratie, vit sa démocratie : nouvelle constitution, élections législatives, élections présidentielles… mais le plus dur est devant. Hahya.
Chaque révolution contient sa part de mythes, d’espoirs, de déchus, de déçus ; la révolution du Jasmin, celle, qui a initié le célèbre Printemps Arabe n’y échappe pas.
Pour faire court et reprendre l’histoire officielle : un marchand ambulant de Sidi Bouzid, Mohamed BOUAZIZI, s’immole par le feu après avoir vu son stand détruit par la police en décembre. Cette immolation, celle de trop, provoque une vague d’indignation qui soulève le pays et cette jeunesse irritée et déshéritée. Ils sont rapidement rejoints par les syndicats, opposants politiques et opportunistes. Après un mois de janvier violent qui voit le fuite du Président Dictateur Ben Ali en Arabie Saoudite – son avion ne l’aurait pas attendu pour rentrer en Tunisie – plusieurs gouvernements de transition se succèdent jusqu’à des élections libres en 2011 afin de désigner une assemblée constituante. Le parti Ennahda, parti islamiste et structuré, remporte la majorité des sièges mais doit s’allier à deux autres formations politiques afin de gouverner ; c’est l’ère de la Troïka. Un Président Provisoire est désigné, Moncef MARZOUKI, fervent militant des droits de l’Homme, persécuté sous Ben Ali et viscéralement anti-islamique ; les paradoxes commencent.
Les nouveaux députés sont chargés de donner au pays une constitution ; le processus est long et douloureux. La société se déchire sur des notions telles que la liberté de conscience, la liberté de culte, la place et les droits des femmes, l’application de la Charia, la polygamie… La Tunisie est profondément marquée par ces antagonismes ; d’une part on retrouve une classe moyenne urbaine francophone et francophile vivant à Tunis et dans les grandes villes littorales telles que Sousse, Sfax marquée par l’indépendance gagnée en 1956 et le progressisme de Bourguiba. Faut-il rappeler que le droit de vote des femmes a été octroyé en 1957 et le droit à l’avortement en 1973 ? D’autre part, une population moins favorisée, rurale, arabophone et profondément bercée par la culture musulmane voit dans cette transition l’opportunité de se recentrer sur des valeurs traditionnelles. Le processus de rédaction qui devait initialement durer une année en prend trois. Les dérives apparatchiks et de copinage de l’ancien régime sont, elles, immuables, le pouvoir islamiste se discrédite par différentes affaires et l’assassinat de deux opposants politiques finit de précipiter sa chute et accentue sa déconsidération.
L’économie est exsangue, l’inflation sévère, le travail absent, l’insécurité partout ; face à cette situation pire qu’avant la révolution près de la moitié des tunisiens en vient à regretter Ben Ali[1]. Face aux multiples pressions internes et internationales ainsi que de ses bailleurs de fonds, l’assemblée constituante accouche d’une constitution très progressiste et inédite pour un pays arabe en janvier 2014 ; le gouvernement islamiste démissionne et un nouveau gouvernement de technocrates prend le relai en janvier 2014. Sa feuille de route est simple, maintenir le pays à flot, restaurer la sécurité intérieure et organiser des élections législatives et présidentielles avant la fin de l’année.
C’est finalement chose faite ; en novembre et décembre les élections ont lieu. Celles-ci sont marquées par d’intenses luttes entre les deux grandes formations politiques du pays, le parti islamiste Ennahda et Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie) dont le mot d’ordre est de faire barrage à ces derniers. Le dirigeant de Nidaa Tounes Béji Caid Essebsi (BCE) (88 ans !) triomphe lors des élections. Son parti remporte les législatives et lui la Présidence de la République
Tandis que ses détracteurs dénonçaient le retour de l’ancien régime (BCE était un compagnon de route de Bourguiba, Président de l’assemblée sous Ben Ali et Chef d’un gouvernement lors de la transition), les tunisiens ont majoritairement fait confiance à l’expérience et à son programme simple : le retour de l’ordre (ancien ?), de la sécurité ainsi que la restauration d’un état fort et la relance de l’économie. En tant que fin politique et tacticien, BCE va néanmoins devoir habilement naviguer car son parti n’a pas obtenu de majorité à l’Assemblée et va devoir se chercher des alliés afin de diriger le pays ; certains parlent du parti islamique, c’est là tout le paradoxe de la Tunisie : on prend les mêmes et on recommence !
[1] Sondage: 42% des Tunisiens regrettent Ben Ali, Slate.fr, 11 mai 2012