Arméniens, Azeris et Russes : des conflits dans le conflit

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La guerre du Karabakh est derrière nous. La défaite arménienne et l’occupation russe devraient garantir un répit de cinq ans, peut-être même de dix. Le flot des commentaires et points de vue va baisser puis tarir un temps. On trouvera dans nos journaux d’autant moins à ajouter ou conjecturer que la seule question qui occupe les Occidentaux sera celle de l’accès de l’Europe aux hydrocarbures et que l’opportunité d’une présence russe au Sud-Caucase ne s’analyse que dans ce cadre. À vrai dire, les commentateurs se bornent à déplorer cet ancrage russe parce que toute analyse d’un conflit impliquant la Russie est envisagée sous le seul prisme de la bonne vieille confrontation est-ouest. Vue sous cet angle, la guerre n’a pour conséquence que le maintien de soldats russes à quelques dizaines de kilomètres d’un pipeline[1].

Cependant, comme le remarque Alexandre Iskandarian, analyste du centre Carnegie de Moscou, la Russie a bien perdu quelques points : on met en place la surveillance d’un simple cessez le feu, aucune véritable médiation n’est sollicitée et aucun processus de paix n’est mis en œuvre, sauf à y associer un nouveau joueur, la Turquie[2]. Du rôle réduit de simple investisseur et partenaire commercial, ce pays passe à celui d’allié prioritaire de Bakou, évolution qui relativise la prééminence russe. De même que la présence de troupes russes en Abkhazie et Ossétie ne permet pas à Moscou de peser sur la vie politique en Géorgie, celle de la force d’interposition stationnée au Karabakh ne va guère influer sur les options politiques en Azerbaïdjan et n’empêchera surtout pas une présence militaire turque persistante dans une région dont elle a était exclue depuis un siècle.

Ce tournant majeur invite à juger de la situation et des enjeux de la victoire à la lumière d’un passé ancien qu’on ne doit pas croire oublié s’agissant d’une région du monde où les particularismes sont méthodiquement entretenus au fil des siècles. Les parti-pris des grandes puissances sont fondés sur la méconnaissance de la profondeur historique par une Europe qui fait peu de cas des passions nationalistes et inter-ethniques parce qu’elle ne veut plus des guerres qui l’ont ravagé à tant de reprises. Plus étonnant, Russes et Ukrainiens, pourtant familiers des Caucasiens, ne s’étendent pas sur les haines séculaires, voulant que par le biais de cette guerre d’autres comptes soient réglés entre eux sur d’autres théâtres. Il conviendrait ici de se pencher sur les divisions au sein de la société civile russe, suivant des lignes de fractures qui n’entrent pas dans les logiques d’affrontements est-ouest / slavophiles contre occidentalistes. Cette anomalie se retrouve dans la société iranienne, tiraillée d’un côté entre l’opportunité de ne pas abandonner l’Arménie en échec, et de l’autre l’existence d’une sorte de consanguinité avec l’Azerbaïdjan. Prenant un peu de hauteur, nous allons d’abord revenir sur l’identité azerbaïdjanaise.

1. La question azérie

Un mois de guerre et une effroyable débauche de matériel n’est pas une durée inhabituelle pour une région qui connut pire et dont on peut même dire qu’elle est restée en état guerre depuis trente ans. On a eu des siècles où elle n’a connu que des paix sporadiques. Ne cherchons pas loin, retenons le XIXème par exemple : la guerre en occupe toute la première moitié au Caucase. La conquête russe est difficile, les populations rétives à la tutelle d’un empire chrétien. L’arrachement aux empires turc et perse n’est un allègement que pour les Arméniens. Pour beaucoup, le nouveau suzerain ne modifie pas les règles, pour certains il en introduit trop. Demeurés libres dans leurs vallées montagnardes isolées, ils ne veulent pas des lois de la modernité européenne.

Les Azéris sont toutefois une catégorie à part : un peuple turc étroitement associé au pouvoir persan et dont les chefs portent la responsabilité de la victoire de l’obédience chiite en Iran à partir du XVIème siècle. La rupture avec les Ottomans sera décrétée à Tabriz, dont Bakou et Gandja sont vassales. Une sorte de « Grand Azerbaïdjan » uni s’était esquissé entre le passage de Tamerlan et la restauration de la grandeur persane. Non pas, bien sûr, au sens où on entend l’Etat-nation à l’époque moderne, mais du point de vue de la civilisation ; d’une continuité linguistique qui forme la culture et l’organisation sociale, commencée avec l’arrivée des Turcomans de la Horde du Mouton Noir (Kara Koyunlu) qui migrent depuis le nord de l’Afghanistan actuel en 1375, inaugurant plus d’un siècle de bagarres avec la confédération rivale du Mouton Blanc (Ak Koyunlu). Sunnites, les gens du Mouton Blanc ont la préférence de Bagdad autant que celle de Tamerlan qui leur donne l’Irak entier, l’Arménie et le Kurdistan. Pourvu qu’ils combattent à la fois les Ottomans et les chiites… Mais ces derniers seront tenaces et c’est d’une fraction des « Noirs » alliée à un ordre kurde combattant que va émerger le grand mystique Ismaël Shah Séfévi, fondateur d’une glorieuse dynastie qui fera du chiisme la religion d’Etat de la Perse, une sorte d’incongruité[3]. La recherche contemporaine n’a pas encore dénoué le mélange complexe des alliances claniques et religieuses qui amènent cette victoire mais il est assuré que les contours de l’idéologie chiite iranienne sont dessinés à ce moment et par ces acteurs-là, bien avant que des ulémas chiites d’Irak, de Bahreïn et du Liban ne soient invités en Iran pour structurer la doctrine et proscrire les influences des hérétiques (Ismaéliens, Qizilbash, Alawites syriens et autres sectes chiites qui avaient tenu des siècles en clandestinité). La soumission du Caucase chrétien à des suzerains musulmans remonte à ces invasions de Turkmènes qui ont essaimé en Anatolie orientale, au nord de la Syrie et de l’Irak.

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2. …. perceptions extérieures et religiosité

Turcologues, islamologues et contributeurs de l’encyclopédie de référence[4] s’accordent tous sur un point : le sentiment religieux des Persans était au XIVème siècle nettement moins vif que celui des envahisseurs turcs. Alignés officiellement sur un sunnisme obligatoire, les centres urbains étaient divisés en sectes et obédiences plus ou moins clandestines depuis le IXème siècle. Certains ulémas sunnites pouvaient se dire dissidents en privé et une majorité de lettrés étaient affiliés à des ordres soufi dont les pratiques étaient régulièrement condamnées. Ce soufisme était plutôt quiétiste comme en témoigne le riche corpus de la poésie mystique médiévale ainsi que les hérésies philosophiques dont Henri Corbin nous a révélé la teneur[5].  Il ne manquait pas, au siècle dernier, de penseurs iraniens laïcs pour faire reproche aux dynasties « turques » (surtout à la safavide) d’avoir fait régresser l’Iran en imposant un rituel larmoyant, masochiste, défaitiste, etc. et un certain islamisme de gauche leur imputa un « chiisme noir » opposable au vrai sens du chiisme des origines, dont le drapeau avait été rouge sang et qui se réclamait de l’égalitarisme, arguant que selon l’Imam Hossein les croyants sont une communauté qui prend ses décisions en groupe et rejette le sultanat (cf. Ali Shariati [6]) … Si l’histoire de l’islam donne de bonnes raisons de douter de cette thèse, elle n’en demeure pas moins très partagée et reliée à un certain rejet du féodalisme venu des nomades turcomans, qu’on oppose à l’ancienne civilisation urbaine persane.

Les Azéris sont ainsi perçus par une majorité de Persans comme des attardés et réactionnaires mais, s’ils ne sont pas eux-mêmes directement liés à des mouvements laïcs et souvent socialistes qui ont émergé au début du XXème siècle, ils ne s’en défendent nullement, bien au contraire ! Tabriz, capitale intellectuelle de premier plan, est ainsi le théâtre d’un antagonisme presque violent entre le modernisme européen et la tradition religieuse la plus stricte. Les militants politiques les plus acharnés d’Iran sont des Azéris, plus souvent que des Kurdes, les mollahs les plus stricts sont aussi surtout des Azéris, les juges les plus sévères et les policiers les plus cruels au nom de l’islam chiite : Khoï, Khalkhali, il n’y a pas lieu d’énumérer ici une liste interminables de responsables ni d’opposants politiques. Qu’il suffise de rappeler que le Guide Ali Khamenei est azéri, comme son bras droit Ali Akbar Velayati, une majorité de généraux du corps des Gardiens de la révolution… 

Cela tient au rôle de cette ethnie dans la structuration de l’État, à un certain goût de l’ordre qui répond au cliché sur le militarisme inné des Turcs et leur goût du travail… Quoiqu’on veuille, c’est de l’origine de la nation azérie dont il faut d’abord se souvenir quand on parle de cette guerre et de sa perception en Iran. Nation qui peut être estimée plus ancienne que l’irruption des hordes des deux moutons, de cinq siècles environ puisque le Shirvan (autour de Bakou) était déjà gouverné par un prince turc vers 1100 et déjà largement musulman car le poète national Nezami Gandjavi (1141-1209) est né à Qom en Perse et préféra toujours écrire dans la langue de Ferdowsi… L’Azerbaïdjan soviétique en fera un « turc » d’autant plus aisément qu’il eut des enfants d’une femme de l’ethnie kiptchak et vécu dans une région largement colonisée par des turcophones musulmans. Car l’islam est arrivé tôt : la chronique arménienne assure que des Arabes ont fondé Gandja en 846. Les Arméniens peuplaient alors déjà l’Artsakh et personne ne le leur contestait… Le nom de Karabakh « jardin noir » lui vient au XVème siècle quand il devient apanage d’un maître turcophone.

Avant l’irruption turque, les trois religions du livre cohabitent avec le mazdéisme persan. Les Arabes sont en petit nombre, très inférieur à celui des Chrétiens (Arméniens, Géorgiens et Oudis dits « Albanais du Caucase »). Inférieur aussi à celui des Juifs des montagnes et de Bakou. L’origine des nombreux israélites est ancienne et difficile à cerner entièrement. Il y ceux qui sont arrivés dès la haute antiquité, libérés de Babylone et remontés au lieu de retourner en Judée, ceux qui les rejoignent après la destruction du Temple et les autochtones convertis (Khazars de la Volga et d’autres origines si l’on se fie à leurs parlers). Leur nombre est déterminant pendant plusieurs siècles, si influents que la mer Caspienne porte en persan le nom de Mer des Khazars. Une judaïté constitutive de l’identité azérie même si les conversions plus ou moins forcées à l’Islam ont fait chuter leur nombre.

Bien que l’Islam invite à oublier et même effacer toute origine confessionnelle antérieure à la conversion (au nom de l’égalité devant Dieu), le doute sur leurs origines « arabes », « turciques » ou « aryennes » subsiste chez beaucoup de croyants qui reconnaissent dix siècles plus tard la trace d’une conversion dans le nom d’usage de leur ancêtre qui souvent devint leur nom de famille… ainsi le Nord-ouest de l’Iran et le Sud-Caucase ne comptent pas les innombrables musulmans qui s’appellent M. Mosaïque (Moussavi) ou bien M. Fils de Joseph. On s’attache souvent à sous-estimer cette influence autant qu’à gommer les effets de politiques contradictoires des dirigeants chrétiens puis musulmans à l’égard des Juifs. Querelles de minorités, tempêtes en verre d’eau ? nous y faisons référence parce qu’au Caucase les intéressés entretiennent pieusement une mémoire qui affirme qu’au rebours des Byzantins et des Arméniens, les Géorgiens chrétiens comme les Azéris musulmans ne commirent jamais de crimes contre les Juifs sauf quand les Séfévides ultra-chiites leurs préférèrent les Arméniens (qui prirent leur place à Ispahan tandis que les Juifs étaient cantonnés à Hamadan). Les Caucasiens savent que le terrible conquérant Nader Shah, un chef de la tribu turque des Afchar connu pour ses victoires en Inde [7], chiite œcuménique qui voulait gommer le clivage avec les sunnites, fut le dernier despote acharné à convertir les Juifs de Derbent. Blessures tenaces qui ont motivé aux XIXème et XXème siècles l’indifférence des Juifs de Bakou pour le sort des Arméniens[8]… nous y voyons une des sources des ambiguïtés de la politique d’Israël et des débats très vifs autour du choix d’alliance avec Bakou, une realpolitik que la gauche israélienne condamne au nom des valeurs de la démocratie. Mais revenons plutôt aux rives de l’Araxe…

3. …dans une région de conflits et de lutte d’influences

Les orientalistes français portent un jugement sévère sur le modèle stalinien de « nation building » au Caucase et en Asie centrale. La nation serait dans ces territoires un concept artificiel et importé. Ce n’est pas tout à fait vrai en Azerbaïdjan : un nationalisme moderniste apparaît dans l’empire russe au même moment que les idées socialistes internationalistes. L’indépendance obtenue en 1918 n’est pas un simple décalque de celles des républiques voisines de Géorgie et Arménie. Toutefois, la faiblesse de ses partisans conduit à leur mise sous tutelle ottomane puis britannique. La bourgeoisie éclairée et modérée ne pèse pas assez lourd face aux partis de gauche et au conservatisme religieux qui ne veulent pas d’un gouvernement autonome à Bakou. Cette situation découle de la préséance de Tabriz où l’évolution socio-politique était d’une autre nature depuis 1905. Cette ville était devenue depuis la seconde moitié du XVIIIème siècle un sorte de seconde capitale et un espace d’expérimentation des réformes[9]. On y accueillait les ambassadeurs et conseillers militaires européens, on y discutait les réformes en cours dans l’empire ottoman. C’est donc là aussi que le premier parlement persan  se réunira, proclamant la Révolution constitutionnelle contre le despotisme des Qadjars. Parlement bombardé et dispersé en juin 1908 par une troupe russe…

Ainsi Tabriz et l’Azerbaïdjan tout entier sont-ils à l’avant-garde de la modernité en Perse. Cependant, la Révolution constitutionnelle n’est pas conçue ni poussée par un « tiers-état » réduit à un petit nombre de marchands ; on ne peut parler de bourgeoisie que dans la partie colonisée par les Russes (industrialisation de Bakou). Les parlementaires de Tabriz sont en majorité issus du clergé, les autres de familles nobles. On distingue parmi eux l’ayatollah Sheikh Fazlollah Noori Amoli qui va se déclarer ennemi des constitutionnalistes et deviendra leader de la réaction en lançant une fatwa contre les « apostats et athées » dont il appelle à répandre le sang. Sitôt la troupe russe repartie, la révolte reprend et une armée de  constitutionnalistes marche sur Téhéran où Noori Amoli est arrêté et pendu. Cette péripétie est importante en ce que, 60 ans plus tard, l’ayatollah Khomeini va célébrer ce martyr, qualifié de « rose du clergé iranien » et expliquer que sa révolution s’inscrit dans la continuité de cette résistance aux influences étrangères.

Si Noori Amoli n’était pas d’origine azérie, son influence a été déterminante sur le clergé local et le moins qu’on puisse dire, c’est que le poids relatif des turcophones est disproportionné dans le segment le plus conservateur du clergé iranien. Compte tenu de l’influence laïque exercée par le kemalisme turc et le post-soviétisme du régime Aliyev, ce contrepoids est loin d’être anodin. La vigueur du mouvement chiite intégriste en Azerbaïdjan explique l’échec de toutes les tentatives séparatistes  et la faiblesse actuelle des mouvements de solidarité avec Bakou dont on a perçu les ramifications lors des manifestations anti-arméniennes de début octobre dans cinq villes importantes. Il y a bien un fort ressentiment populaire contre les Persans et une contestation de la politique de l’État iranien au Caucase mais le clergé et sa garde prétorienne Pasdaran (« Gardiens de la Révolution ») pèsent au contraire en faveur de ce qui est qualifié d’ « iranité intrinsèque des turcophones d’Iran » et d’un internationalisme chiite en opposition au sunnisme de R.T. Erdogan. C’est le sens de la déclaration d’un vice ministre des affaires étrangères le 4 octobre 2020, relayée par la télévision et les agences officielles : « cette guerre est un coup monté par les sionistes dans le but de diviser la nation iranienne, semant la zizanie entre ses composantes ethniques et religieuses, la participation d’un pays musulman à cette entreprise nous afflige ». La Turquie est ce pays musulman tiers qu’il faut ici blâmer.

Toutefois, cette condamnation ne sera pas répétée par la suite et l’Azerbaïdjan ne sera sermonné gentiment que lorsque l’Iran est contraint d’abattre des drones qui ont franchi sa frontière, s’enfonçant parfois loin comme celui qui coupe la boucle de l’Araxe dans la région de Parsabad, ville éloignée du Karabakh. La réserve du gouvernement iranien et l’intervention de Velayati justifiant le 6 octobre la légitimité d’une reconquête de territoires « spoliés depuis trente ans » s’inscrivent dans un mouvement très inhabituel de solidarité entre nations musulmanes. L’impulsion est sensible en Asie centrale aussi, l’Iran en prend la mesure. Ce qui paraît revirement doit être imputé à la nécessité pour l’Iran ne ne pas trop se démarquer de tous ses voisins, unanimement convaincus du bien fondé de la démarche de Bakou. Le Qatar qui soutient Ankara n’est-il pas bienveillant avec Téhéran ? Il faut aussi faire de sorte que la carte pan-turque ne soit pas opposée à celle d’un pan-islamisme déjà estropié par les horreurs de la guerre syrienne…

La République islamique a plus d’une raison d’être prudente : d’abord parce qu’elle est fragilisée depuis les émeutes de janvier 2018 et celles de novembre 2019, meurtrières, qui ont été causées par l’amplification des sanctions américaines et l’appauvrissement qu’elles entraînent. En second lieu, le poids relatif de la Turquie dans la vie sociale et dans l’économie iranienne est sans commune mesure avec ce qu’il était au moment de la révolution iranienne et demeura jusqu’à la venue au pouvoir d’Ahmadinejad en 2005. Cliente du gaz iranien, la Turquie contourne les sanctions et ses banques se sont enrichies en contribuant à des exportations de capitaux iraniens dont les modalités ont profité à des individus liés aux gouvernements des deux pays[10]. Enfin, l’Iran est trop tributaire de la Chine pour se permettre une vraie autonomie de décision dès lors que le conflit concerne une des voies de transit que Pékin a défini sous le nom de « nouvelles routes de la soie ».

On ne doit pas non plus négliger les effets d’un soft-power turc dont l’Iran ne soupçonnait pas l’apparition voici dix ans : de plus en plus boudée, la télévision officielle ne peut plus se mesurer avec l’audimat des chaînes sportives et surtout des fameuses séries turques[11] qui sont vues dans tout l’Iran, en langue originale aussi bien qu’en traduction. Cette propagande par l’image a fait subitement prendre conscience de l’arriération relative de la société, d’une pauvreté plus grande à Tabriz qu’à Erzurum que l’on croyait naguère un gros village… Autrefois inaudibles, les appels du pied à la « grande nation turque » sont mieux perçus et génèrent dans un premier temps une forte émigration de jeunes, qu’ils soient chômeurs, entrepreneurs ou seulement candidats malheureux au transit vers l’Europe. Bien qu’ils aient du mal à s’adapter, ces migrants ne contredisent pas la rhétorique du Président Erdogan en ce qu’ils témoignent d’un confort de vie amélioré et de codes libéraux plus favorables à l’entreprise (la fameuse « rigueur truque »). Ces conditions donnent une valeur inédite au projet ancien de Grand Azerbaïdjan que soutenait dans les années 1990 un gouvernement anti-iranien à Bakou.

Ce dessein est souvent attribué au nationaliste Aboulfaz Eltchibeï issu de la dissidence anti-soviétique et très lié aux éléments les plus conservateurs d’Ankara. Soldé par un coup d’Etat, son bref mandat (1992-1993) n’est pourtant pas déterminant. La décision de soutenir le séparatiste Pirouz Dilantchi est antérieure et Gaïdar Aliyev, père de l’actuel chef d’État, n’y était pas étranger. Certes, ce sera un Eltchibeï dans l’opposition qui redonnera en 1997 un nouvel élan au projet de Dilantchi en fondant le parti « Bütöv Azərbaycan Birliyi » (Union de tout l’Azerbaïdjan) à partir de l’ancien Front populaire qui l’avait brièvement porté au pouvoir contre la volonté de Moscou. Le nouveau parti ne promeut pas la sécession des trois provinces du sud mais une sorte de statut d’association avec Bakou dont les contours sont mal définis mais s’inspirent de modèles européens[12] pour formuler des revendications  culturelles concernant aussi une partie du Daghestan russe et la région géorgienne de Marneouli… le Grand Azerbaïdjan n’est pas un projet réaliste en ce qu’il s’adresse à des communautés disparates et ne peut convenir aux 20 millions d’Azéris d’Iran dont l’unité est contestée par la présence de communautés kurdes et de turcophones moins sensibles aux sirènes nationalistes comme par exemple les Afchar.

La république islamique sait cependant qu’elle doit prendre au sérieux cette question d’identité : elle ne peut oublier que Staline tenta de jouer cette carte avec un certain succès en protégeant quelques mois le Gouvernement du peuple d’Azerbaïdjan présidé par Seyyed Jafar Pishevari (novembre 1945 – novembre 1946). Ancien journaliste, Pishevari avait fondé une Parti démocratique azerbaïdjanais d’inspiration plus nationaliste que communiste. Autrefois minimisé par le régime du Shah et ses protecteurs britanniques, cet épisode a fait ces dernières années l’objet de commémorations ambiguës à travers des réunions d’historiens, placées sous la bannière d’un « anti-féodalisme » bien en cour, ainsi que la publication d’ouvrages de fiction condamnant l’action des troupes iraniennes et leurs supplétifs des tribus montagnardes (Afchar entre autres).  Il apparaît clairement que Pishevari n’était pas seul et purement tributaire du soutien armé de l’URSS ; une résistance armée a bien essayé de défendre Tabriz après le départ des Soviétiques et la répression a été féroce. On ne peut décidément pas faire l’impasse sur l’identité azérie !

Vélimir Lvovitch Mychkine

À suivre

— Notes de bas de page —


[1] Cf. le commentaire de Thomas de Waal https://carnegie.ru/commentary/83202 « This went against the wishes of France, the United States, and other European countries for a multilateral solution to the conflict and an international peace agreement. It seems that Paris and Washington were taken by surprise by the announcement of the Russian plan. »

[2] Cf. l’analyse d’Alexandre Iskandarian: https://carnegie.ru/commentary/83258

[3] cf. Wikipedia : « Fait quasiment unique dans les annales dynastiques musulmanes, les Safavides sont issus de la tariqa(« confrérie religieuse ») des Safavieh fondée par le cheïkh Safi al-Din Ardabili (12521334), ce qui en fait l’équivalent islamique de la dynastie des Hohenzollern, issue de la « privatisation » de l’ordre Teutonique par Albert de Brandebourg, quasi contemporain d’Ismaïl Ier. »

[4] https://iranicaonline.org

[5] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/En-Islam-iranien

[6]http://www.shariati.com/bio.html

[7]https://www.britannica.com/biography/Nadir-Shah

[8]cf le fameux roman Ali et Nino qui donne des Arméniens une image très négative https://www.babelio.com/livres/Said-Ali-et-Nino/141357

[9] Résidence du dauphin qui y constituait une cour et une sorte de Shadow cabinet destiné à prendre les rênes de l’État iranien après le décès du Shah. 

[10] https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/11/09/la-chute-du-milliardaire-proche-d-ahmadinejad_3511227_3218.html

[11] Telles que l’incontournable Fatmagül https://www.allocine.fr/series/ficheserie_gen_cserie=9609.html

[12] Projet dit de « l’unité des Pays azéris »(Birləşmiş Azərbaycan Yurdları) ressemblant au statut adopté par l’Irlande et l’Ulster depuis la fin des opérations de l’IRA.

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